Bernard Tardieu, Président du Conseil Scientifique de Géodénergies et Vice-président du pôle Énergie de l’Académie des technologies
Christophe Rigollet, Directeur du Groupement d'Intérêt Scientifique Géodénergies et Directeur Géosciences de CVA
Ces dernières semaines, le marché mondial du gaz naturel a été marqué par une tendance fortement haussière. Cette hausse touche l’Europe dans son ensemble, puisque le marché du gaz – comme celui de l’électricité - est européen (tous les États membres sont interconnectés par le réseau de gaz et par le réseau électrique). Les deux marchés sont d’ailleurs liés dans l’état actuel.
L’alimentation en gaz de l’Union européenne provient en partie de sources internes (30%, notamment à partir du Danemark, des Pays Bas et de Roumanie) mais ces productions « domestiques » sont en baisse. Le solde (70%) est importé, soit par gazoducs, soit par transport maritime sous forme de GNL (gaz naturel liquéfié). Les importations européennes de gaz naturel sont assurées pour 90% par des gazoducs en provenance de Russie, d’Algérie, de Norvège, de Libye, d’Iran et d’Azerbaïdjan et pour 10% sous forme de GNL transporté par navires méthaniers, à partir du Qatar, d’Algérie, du Nigeria, du Pérou, de Trinité-et-Tobago et potentiellement des États Unis, du Canada et d’Australie.
L’exposition aux importations de gaz depuis la Russie est modérée pour la France (près de 20%), mais élevée pour l’Europe dans son ensemble (plus de 40%)(1) et majeur pour l’est de l’Europe (environ 90%). La France est équipée de terminaux méthaniers et d’installation de regazéification à Fos-sur Mer, à Montoir-de-Bretagne et à Dunkerque.
Les variations de prix du gaz naturel peuvent provenir de fortes variations de la demande associées par exemple à la reprise économique post-Covid. Elles peuvent aussi être associées à une modification des types de contrats, notamment avec la Russie, à des incidents ou ruptures sur des gazoducs ou des installations gazières, ou encore à une insuffisance passagère de la disponibilité de navires méthaniers.
En Europe, la consommation de gaz naturel est globalement partagée entre le chauffage (résidentiel-tertiaire, pour environ 40%) et l’industrie et le secteur électrique (pour environ 55%). Dans le secteur électrique, il est utilisé pour la production d’électricité par turbines à gaz à cycle ouvert ou à cycle combiné (moins flexibles, mais dont le rendement est bien meilleur)(2). Dans de nombreux pays, surtout ceux qui n’ont pas de production hydroélectrique ou nucléaire flexible, ces turbines à gaz sont utilisées en adossement des énergies renouvelables intermittentes durant les périodes de faible vent et faible ensoleillement, et donc durant les périodes anticycloniques d’automne, d’hiver et de printemps. L’été 2021 a été peu venteux dans l’ensemble de l’Europe : c’est pour cela que la consommation de gaz a été supérieure à l’habitude et que les stocks ne sont pas pleins à l’approche de l’hiver.
Certains pays considèrent le gaz comme une énergie « de transition » (à partir du charbon et du lignite vers l’objectif européen de « zéro émission » à l’horizon 2050). L’argument avancé est que les émissions directes de gaz à effet de serre associées à la combustion du gaz naturel sont inférieures de moitié à celles des centrales à charbon les plus modernes et de deux tiers à celles des centrales à charbon anciennes. Et l’hypothèse est faite qu’après 2050, le gaz du réseau ne sera plus fossile, mais d’origine renouvelable ou fabriqué, sans émission de gaz à effet de serre. Il pourra s’agir de méthane « bio-généré » ou, plus vraisemblablement d’hydrogène « vert » (c’est-à-dire produit sans émission de gaz à effet de serre).
Rappels sur le stockage de gaz naturel
Contrairement à l’électricité, le stockage massif du gaz est technologiquement accessible et déjà fortement développé et exploité en Europe et dans le monde. Il permet de garantir une distribution du gaz sur l’ensemble du réseau, même en période de pics de consommations : les stockages souterrains sont utilisés chaque fois que la demande de gaz augmente, notamment durant les périodes de froid sans vent (phénomènes météorologiques glaciaires) puisque le gaz est utilisé à la fois pour le chauffage et pour la production d’électricité. Une bonne utilisation coordonnée des stocks permet de stabiliser les prix et de garantir les approvisionnements au moins pendant un certain temps, comme cela se pratique pour les stocks de pétrole.
Du gaz naturel est actuellement stocké au sein de 600 sites souterrains dans le monde, avec un volume équivalent à 12% de la consommation mondiale annuelle.
Le gaz naturel peut-être stocké dans d’anciens réservoirs d’hydrocarbures « déplétés » (gisements épuisés), dans des aquifères profonds ou dans des cavités salines. Le premier type représente les trois quarts des stockages souterrains dans le monde : le gaz injecté est stocké dans la porosité de roches réservoirs qui avaient préalablement piégé des hydrocarbures.
Le Canada a été le premier pays à stocker du gaz naturel dans le sous-sol en 1915, suivi par les États-Unis en 1916 (Zoar, État de New York) puis c’est en 1956 que la France développe son premier stockage à Beynes dans les Yvelines. C’est le moyen de stockage le plus sûr et le plus économique. Le coût de construction du stockage hors couts financiers ou couts d’opération varie entre 0,15 et 0,8 € pour le stockage d’1 Nm3 de gaz selon le type de stockage (source Geostock). Il est d’usage de parler de « Nm3 » pour exprimer que le volume dont on parle est à pression atmosphérique et à température ambiante pour le distinguer du volume occupé par le gaz en condition de stockage, souvent comprimé d’un facteur 200.
Du gaz naturel est actuellement stocké au sein de 600 sites souterrains dans le monde (dont 19 en France), avec un volume équivalent à 12% de la consommation mondiale annuelle.
L’Europe (au sens géographique et au sens des interconnexions gazières, c’est-à-dire en incluant le Royaume-Uni, la Russie, la Turquie et l’Ukraine) compte pour sa part 237 sites souterrains de stockage de gaz sous différentes formes (près de la moitié en champ gazier déplété, environ 80 en cavités salines et 30 en aquifères salins) avec une capacité de stockage de 186 GNm3. La répartition en Europe est en partie conditionnée par les conditions géologiques du sous-sol plus ou moins favorable à la constitution de stockages de gaz. Ces capacités de stockages sont entre autres concentrées dans les pays suivants : Ukraine (32 GNm3), Allemagne (26 GNm3), Italie (25 GNm3), France (13 GNm3), Turquie (13 GNm3)… Signalons que la Russie dispose seulement de 2 GNm3 de capacités de stockage (le pays considère ne pas en avoir besoin).
Précisions sur les sites de stockage en aquifère et cavité saline en France
En France, le gaz stocké répond à 50% de la consommation hivernale (et 25% de la consommation annuelle(3)). Il est géré principalement par Géométhane, Storengy et Teréga. Les spécificités géologiques du sous-sol ont permis de développer principalement des stockages en aquifère profond salin et en cavité saline. Une exception, le stockage de Trois-Fontanes, opéré par Storengy, est un champ déplété.
Les aquifères salins profonds sont dédiés au stockage intersaisonnier de gros volumes de gaz. Il s’agit de roches sédimentaires poreuses et perméables gorgées d’eau salée (comme les calcaires du Jurassique ou les grès du Trias déposés sous le bassin de Paris ou d’Aquitaine). Après avoir réalisé des forages profonds, il est possible d’injecter du gaz dans ces couches, qui « pousse » l’eau salée pour prendre sa place. Le gaz étant moins dense que l’eau salée, il faut choisir des structures géologiques en dôme, surmontées de couches argileuses imperméables, pour en assurer le piégeage sur le long terme. Ces stockages sont situés entre plusieurs centaines de mètres et 2 000 mètres de profondeur. Parmi les 13 sites de ce type en France, le stockage « géant » de Chémery dans le Loir-et-Cher a une capacité exceptionnelle de 7 milliards de Nm3.
Les cavités salines apportent plus de réactivité avec des cycles de stockage/soutirage de quelques jours. Elles sont creusées par lessivage artificiel de couches de sel, avec une roche qui a la particularité d’être à la fois soluble et imperméable. Il suffit ensuite d’injecter du gaz qui remplacera la saumure saturée contenue dans la cavité, sous des pressions de l’ordre de 200 bars, si la profondeur le permet. Ces cavités en forme de toupie mesurent plusieurs dizaines de mètres de diamètre et quelques centaines de mètres de hauteur pour un volume moyen de 300 000 m3 par cavité. Elles sont situées entre 300 et 1 500 mètres dans le fossé bressan, le bassin de Valence et la Haute-Provence. En France, 78 cavités sont exploitées sur 6 sites avec une capacité cumulée de l’ordre de 2 milliards de m3.
Le gaz stocké dans le sous-sol est isolé de l’oxygène de l’air, ce qui limite significativement le risque d’explosion accidentelle ou intentionnelle. L’épaisse couche de sédiments qui sépare les stockages souterrains de la surface les protège également des incidents d’origine externe (intempérie, incendie, chute d’avion, attentat). Ce type de stockage est également peu sensible aux tremblements de terre.
Les principaux risques identifiés sont les fuites dues aux ruptures accidentelles de la tête de puits et aux défauts de cuvelage ou de cimentation des puits. Dans le premier cas, une vanne souterraine de sécurité se ferme automatiquement en cas de défaillance de la tête de puits et évite une éruption de gaz. Dans le second cas, l’évolution dans la qualité des aciers et des ciments ainsi que les pratiques de mise en œuvre permettent de baisser considérablement le risque de fuite. Le suivi des stockages et la réalisation d’essais d’étanchéité permettent de détecter ces possibles défaillances pour y remédier à temps. Les statistiques d’accidentologie dans les stockages sont excellentes.
Un stockage profond est un objet difficile à se représenter, en particulier par ce qu’il n’est pas possible de l’observer directement. Cet état de fait peut-être à l’origine des questionnements sur l’impact environnemental de ce type d’exploitation, même s’il est avéré que le stockage souterrain est le maillon de la chaine industrielle gazière le moins soumis à accident. Informer en toute transparence et impliquer les parties-prenantes dans la gouvernance des projets contribue à la perception positive des projets.
Les conditions pour apporter flexibilité et sécurité au réseau gazier
Le stockage ne constitue pas en soi une garantie de stabilisation des prix. Cela dépend du mode de gestion de ce stock et des interconnexions possibles entre les stocks. L’Europe est organisée selon les principes du libéralisme avec des exceptions. Par exemple, dans beaucoup d’États membres, la production des énergies renouvelables fait l’objet de garanties d’achat et de prix fixés au moment d’appels d’offres. Le système est donc à la fois libéral et régulé.
Le détenteur d’un stock de gaz naturel, s’il suit la définition de Max Weber - « le but est de faire le maximum de profit » - n’agit pas nécessairement de manière socialement positive pour le consommateur de gaz. Il pourrait être tenté, à l’inverse, de spéculer sur les demandes insatisfaites et d’encourager des prix épisodiquement très élevés. C’est pour cette raison que dans plusieurs pays, dont la France, le marché du stockage de gaz, comme le système d’utilisation du réseau de transport, est régi par un système d’appel d’offres public.
En France, depuis la délibération n° 2018-039 de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) du 22 février 2018 « portant décision relative aux modalités de commercialisation des capacités de stockage dans le cadre de mise en œuvre de l’accès régulé des tiers aux stockages souterrains de gaz naturel en France »(4), le contexte réglementaire implique une régulation de l’activité de stockage. Les capacités de stockage sont commercialisées aux enchères dont les modalités sont fixées par la CRE.
L’Europe peut et doit définir quel est le niveau de réserve stratégique qui est socialement souhaitable et définir le moyen de rémunérer ces investissements lourds et l’exploitation de ces réserves.
Le stockage du gaz organisé de façon systémique et transparente donne de la flexibilité et de la sécurité au réseau. La demande globale de gaz est plutôt en baisse en Europe du fait des progrès de l’efficacité énergétique dans le bâtiment et de la progression des productions d'électricité d'origine éolienne et photovoltaïque. Mais la variabilité de la demande augmente du fait justement de l’augmentation de la part de production électrique intermittente. C’est pour cette raison qu’il est indispensable de donner de la stabilité dans le temps, à court terme, mais aussi à l’échelle de temps saisonnière, pour assurer un fonctionnement serein du réseau de gaz chaque hiver.
Pour que la capacité de stockage de gaz augmente, il faut non seulement que l’exploitation de ces stocks ait une rentabilité suffisante, mais il faut surtout que les capacités nouvelles à créer pour augmenter la sécurité du système global aient un modèle économique suffisamment attrayant pour des investisseurs. L’Europe peut et doit définir quel est le niveau de réserve stratégique de gaz qui est socialement souhaitable et définir le moyen de rémunérer ces investissements lourds et l’exploitation de ces réserves.
Le stockage souterrain, développé pour répondre aux problématiques d’approvisionnement en hydrocarbures, est une solution qui répond également efficacement aux besoins de la transition écologique. Le stockage en cavité saline est par exemple parfaitement adapté au stockage de l’hydrogène produit à partir de l’excès d’électricité issue des sources intermittentes (éolien, photovoltaïque). Nous bénéficions pour cela du retour d’expérience des stockages d’hydrogène en cavité saline pour l’industrie pétrochimique en Angleterre et aux États-Unis(5)…
Nos remerciements à Louis Londe (Geostock) pour sa révision des chiffres de stockage et sa relecture utile.
- 41,1% en 2019 selon Eurostat.
- C’est pour cette raison que le prix de l’électricité et le prix du gaz sont liés sur le marché européen.
- Près de 97 TWh des consommations annuelles de gaz proviennent des sites de stockage.
- Délibération de la CRE du 22 février 2018 portant décision relative aux modalités de commercialisation des capacités de stockage dans le cadre de mise en œuvre de l’accès régulé des tiers aux stockages souterrains de gaz naturel en France.
- L’une de ces cavités salines, située à Beaumont au Texas, est opérée par la société française AirLiquide.