Professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)
La centrale de Cordemais exploitée par EDF a longtemps fonctionné comme centrale bi-énergies fioul-charbon. Le premier groupe de 600 MW mis en exploitation en 1970 fonctionnait au fioul, puis deux groupes au fioul de 700 MW chacun ont été mis en service en 1976, rejoints en 1983 et 1984 par deux groupes au charbon de 600 MW chacun.
Avec une puissance totale de 3 200 MW, c’était la plus grosse centrale thermique à combustible fossile de France. Le premier groupe, passé au charbon, est arrêté en 1995, un groupe au fioul a suivi en 2017. Le second groupe au fioul doit lui-même être arrêté en 2018. Seuls continueront ainsi à fonctionner deux groupes au charbon de 600 MW, qui ont d’ailleurs été largement rénovés afin de réduire fortement, voire de supprimer quasiment toutes les émissions de particules fines, d’oxydes et dioxydes de soufre et d’oxydes d’azote.
La centrale devait fonctionner jusqu’en 2035 mais la décision politique de fermer toutes les centrales à charbon d’ici 2022 modifie la donne. Pour éviter cette fermeture, certains souhaiteraient convertir la centrale au charbon de 1 200 MW en centrale charbon-biomasse, voire totalement biomasse à terme.
Cette proposition rencontre l’approbation de certains milieux mais est contestée par d’autres. Listons ici les arguments en faveur du maintien en service de la centrale et ceux en faveur de sa fermeture. Nous verrons sous quelles conditions ce maintien pourrait être justifié.
Transformer Cordemais en centrale charbon-biomasse, une option défendable…
Les arguments en faveur d’une conversion de la centrale de Cordemais sont au nombre de 6.
1) Cela permettrait de maintenir des emplois sur le site (un peu plus de 400) et, par ricochets, des emplois indirects (prestataires d’EDF) et induits dans la région (200 à 250 environ). À cela s’ajouterait la collecte de taxes locales qui pourraient disparaître ou être au moins fortement réduites en cas de fermeture de la centrale.
2) Cette centrale est nécessaire à l’équilibre du réseau de transport d’électricité (RTE) en Bretagne. La région ne produit actuellement guère plus de 15% à 20% de sa consommation d’électricité. En période de pointe, l’hiver, l’équilibre du réseau requiert de disposer d’une source de production dans la région de Nantes et la fermeture de cette centrale rendrait l’équilibre plus difficile.
3) La co-combustion bois-charbon a fait ses preuves, notamment aux États-Unis mais aussi dans les pays européens. Les États-Unis comptent aujourd’hui plus de 400 centrales à charbon de plus de 250 MW de puissance(1). Le poids du charbon dans la production américaine d’électricité a certes fortement chuté depuis 10 ans, passant de 50% à environ 30% en raison de la forte pénétration du gaz naturel. Le très bas prix du gaz de schiste a évincé le charbon américain, pourtant traditionnellement bon marché. De nombreuses centrales à charbon (environ 40) ont fait le pari de la co-combustion bois-charbon.
C’est aussi le cas en Europe, notamment au Royaume-Uni (centrale de Drax). Ces centrales utilisent des pellets de bois dans une proportion variable (10 à 50% selon les cas). Cela a permis d’améliorer le bilan carbone des centrales en fonctionnement et aussi parfois de relancer l’activité forestière dans un contexte où le développement du numérique a stabilisé, voire réduit la demande de papier.
4) La co-combustion biomasse-charbon améliore le bilan carbone puisque la biomasse peut être considérée, sous certaines conditions, comme une énergie durable, voire renouvelable. La biomasse (pellets de bois par exemple) participe à la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre dans la mesure où le CO2 dégagé par la combustion des bioénergies est compensé par le CO2 absorbé par les végétaux lors de leur croissance. On parle de « neutralité carbone » (le carbone émis est en fait plutôt « neutralisé » par la séquestration initiale).
De plus, la récupération du biogaz issu de la méthanisation des déchets permet de capter du méthane dont l’effet de serre est très supérieur à celui du CO2. Mais pour que cette opération soit renouvelable et durable, il faut que le volume de bois consommé soit compensé par un volume équivalent de bois planté.
Notons aussi que la part de la biomasse dans la production de Cordemais peut être progressivement augmentée (passant de 10 à 80% à terme), ce qui réduirait d’autant les émissions de CO2 liées à l’utilisation du charbon. Notons aussi qu’à la différence des renouvelables intermittentes la biomasse est une énergie « propre » qui se stocke, ce qui est un atout pour faire face aux fluctuations de la demande d’électricité et éviter un black-out en cas de pointe le soir en période de froid (absence de soleil et de vent). Si on utilise les déchets de la région pour produire cette biomasse, on entre dans la logique d’économie « circulaire » et on transforme une externalité négative (les déchets qui ont un coût de gestion) en un produit valorisable (un combustible) ;
5) La fermeture de la centrale de Cordemais ne réduirait les émissions de CO2 du secteur électrique français que très modestement (le charbon ne compte que pour 1,8% du mix électrique français en 2017). Rappelons que la production française d’électricité est décarbonée à près de 90% (grâce au nucléaire, à l’hydraulique, à l’éolien et au solaire). À défaut, on risque d’importer de l’électricité allemande aux heures de pointe, qui, elle, est fortement carbonée (50% environ de la production allemande d’électricité est carbonée : 40% du fait du charbon et du lignite et près de 10% du fait du gaz naturel et accessoirement d’un peu de fioul).
6)Le poids du charbon dans la production mondiale d’électricité est de l’ordre de 40% et de nombreux pays vont chercher à réduire les émissions de CO2 en convertissant leurs centrales à charbon en centrales biomasse-charbon, ceci en attendant la maturité des technologies de capture et du stockage du CO2 (CCS). Opter pour la conversion partielle de Cordemais en centrale biomasse c’est, pour l’industrie française, une opportunité d’acquérir une compétence technologique valorisable sur le plan international.
Renoncer à la conversion donc fermer la centrale, un choix qui se défend aussi…
Les arguments en faveur d’une fermeture de la centrale sont au nombre de 4.
1) Le premier argument tient au fait que les pouvoirs publics, suite à la COP21, ont décidé de fermer toutes les centrales à charbon, décision récemment confirmée par le Président de la République qui veut que les centrales à charbon encore en activité soient fermées au terme de son mandat. Les derniers scénarios de la DGEC confirment cette option et optent même pour une forte réduction de la place du gaz naturel (pourtant deux fois moins émetteur de CO2 que le charbon) dans la production d’électricité comme au niveau de la consommation finale.
Pour certains, la conversion en centrale biomasse-charbon (10 à 20% de biomasse seulement) est un moyen détourné de maintenir en activité les centrales à charbon. Ne vaut-il par ailleurs pas mieux fermer une centrale à charbon plutôt qu’une centrale nucléaire comme le prévoit la loi qui anticipe une baisse de la demande finale d’énergie, voire de la demande d’électricité ?
2) L’augmentation programmée du prix du carbone (aussi bien la taxe carbone que le prix du CO2 sur le marché européen des quotas, suite à la réforme en cours) va pénaliser de plus en plus les énergies carbonées et la compétitivité des centrales utilisant des combustibles fossiles (en particulier le charbon) est de fait structurellement compromise.
3) Utiliser de la biomasse issue des déchets est louable mais la quantité collectée dans la région sera-t-elle suffisante pour alimenter la centrale ? Les coûts de collecte risquent d’être élevés si la production de déchets est décentralisée. Si la biomasse est importée de l’étranger, comme c’est le cas à Gardanne (importation du Brésil), le bilan carbone de l’opération sera douteux du fait du transport du combustible. Il faut de plus évacuer les cendres produites par la combustion, un volume qui peut certes être en partie valorisé dans l’industrie du BTP mais dont le solde doit être enfoui.
Rappelons que la centrale à biomasse de Gardanne d’une puissance de 150 MW consomme plus de 850 000 tonnes de bois chaque année, en grande partie (50%) importées. Il faut en outre s’assurer que la biomasse utilisée n’entre pas en compétition avec des usages alimentaires, en France comme à l’étranger. Dans le cas où il s’agit de bois, il faut vérifier que les coupes réalisées dans la forêt seront compensées par de nouvelles plantations. L’expérience controversée de Gardanne peut servir de contre-exemple. De plus, si la conversion de centrales à charbon en centrales biomasse se généralise dans le monde (projets en Chine notamment), il y a un risque de voir le prix de la biomasse importée s’envoler dans les prochaines années.
4) Plutôt que de convertir Cordemais en centrale biomasse, ne faudrait-il pas opter pour une solution alternative : centrale à gaz à cycles combinés ou plusieurs centrales solaires et éoliennes ?
Éléments de conclusion
Le choix en faveur de la première option présentée (conversion partielle à la biomasse) suppose d’élaborer plusieurs scénarios faisant intervenir le prix spot de l’électricité (prix de vente du kWh à la sortie de la centrale), le prix du gaz naturel (qui peut être un concurrent) sur le marché international, le prix du charbon importé, le prix de la tonne de CO2 sur le marché des quotas, le coût d’accès à la biomasse qui sera utilisée (biogaz issu de décharges, ressources forestières, etc.), la sécurité des approvisionnements en combustible, etc.
Le prix de la tonne de carbone va jouer un rôle déterminant puisque cette centrale continuera à utiliser une proportion non négligeable de charbon si on opte pour sa conversion. Il faut tester la compétitivité du kWh dans ces divers scénarios et mener une ESE (évaluation socio-économique) prenant en compte les retombées macroéconomiques à l’échelle régionale et nationale (sur l’emploi, la fiscalité, l’environnement).
Ce choix est-il créateur de valeur ajoutée ? L’ESE doit être menée par référence à une situation contrefactuelle qui serait la fermeture de cette centrale. Si la centrale permet de recycler des déchets dont la gestion aurait un coût, il faut comptabiliser le « coût évité » comme un avantage pour le projet. Si elle fait appel à de la biomasse produite localement ou importée, il faut comptabiliser le coût du combustible. Dans les deux cas, les coûts de collecte et de transport du combustible doivent être pris en compte. Il faut aussi mener une analyse de risques pour s’assurer que l’approvisionnement de la centrale en combustible ne sera pas défaillant dans le futur et, notamment, que le potentiel des déchets collectés dans toute la région ouest sera suffisant.
Il est en parallèle indispensable de mener une évaluation minutieuse de « l’empreinte carbone » de cette conversion en quantifiant les émissions de CO2 observées tout au long de la chaîne, qui va de la production de la biomasse et du charbon à l’injection sur le réseau de l’électricité produite. Les émissions de CO2 quantifiées au niveau du transport, de la transformation et du stockage de la biomasse doivent évidemment être prises en compte. Il en va de même pour le charbon importé. On peut ensuite comparer le bilan carbone obtenu à la situation présente et à une situation alternative de référence : une centrale à gaz naturel par exemple. Il faut s’appuyer pour cela sur une approche ACV (analyse du cycle de vie) qui tient compte de toutes les émissions (CO2 et méthane) « du berceau à la tombe » du projet.
Pour que le projet de conversion soit économiquement et politiquement défendable, il faut évidemment que l’ESE et l’ACV donnent des résultats convaincants…
- Future Metrics, « North American Pellet Market Quarterly », vol. 1, Issue 1, March 2018.