Ingénieur dans le secteur de l'énergie
Auteur du livre Énergies (Tana Éditions)
L’année dernière, le système électrique européen a vu ses émissions de CO2 chuter de manière significative, du fait d’un net recul du charbon. S’il s’agit d’une bonne nouvelle pour le climat, sa pérennité reste à démontrer et atteindre la neutralité climatique nécessitera encore beaucoup d’efforts.
En 2019, les émissions de CO2 du secteur électrique européen ont diminué de 120 millions de tonnes(1). Cela représente un quart de la totalité des gaz à effet de serre émis en France en 2017 par les activités humaines selon les dernières données officielles(2). Cette diminution s’explique par un fort recul du charbon – houille et lignite – (remplacé par du gaz, de l’éolien et, dans une moindre mesure, du solaire) ainsi que par une baisse de la consommation électrique. Il est nécessaire de bien comprendre l’origine de cette baisse des émissions de CO2 pour en évaluer la pérennité au-delà de 2020.
L’année en cours ne sera guère représentative d’une quelconque tendance car le monde est confronté de plein fouet à la pandémie de COVID-19 et au confinement de près d’un milliard de personnes à l’heure actuelle(3). Cette crise sanitaire majeure entraîne un fort ralentissement de la production et une baisse conjoncturelle significative de la consommation électrique en Europe qui aura des conséquences sur les émissions de CO2 annuelles du secteur.
La hausse du prix du CO2 en première ligne
Sur un réseau électrique, les capacités de production sont en première approximation appelées par ordre de coûts variables croissants(4). Les coûts variables dépendent de la production (combustible, prix du CO2 émis sur le marché européen, etc.), par opposition aux coûts fixes (construction de l’installation, personnel, etc.). Sans prix du CO2, le charbon serait plus compétitif que le gaz en Europe(5).
Depuis 2018, le prix du CO2 sur le marché européen augmente. Il a atteint près de 30 €/tonne à l’été 2019, avant de redescendre pour osciller jusqu’à début mars 2020 entre 20 et 25 €/tonne(6). Il est tombé à 15-20 €/tonne depuis, du fait du ralentissement de l’activité consécutif à la pandémie de COVID-19.
Un prix élevé du CO2 est favorable au gaz, deux à trois fois moins émetteur de CO2 par kWh que le charbon(7). En parallèle, le boom du gaz de schiste américain, en saturant le marché, a fait chuter le prix du gaz. Ces deux composantes ont permis aux centrales à gaz de devenir globalement plus compétitives que les centrales à charbon en Europe. Elles sont donc appelées avant ces dernières sur le réseau électrique. Leur facteur de charge (taux d’utilisation) est maximisé et celui des centrales à charbon est réduit.
En parallèle, la progression de la production électrique éolienne (+ 54 TWh dans l’UE en 2019) et photovoltaïque (+ 10 TWh) a réduit d’autant l’appel à la dernière capacité appelée… c’est-à-dire principalement le charbon (il y a encore quelques années, ça aurait été le gaz)(8).
Ces deux composantes – compétitivité supérieure du gaz par rapport au charbon et progression de l’électricité éolienne et solaire – expliquent la hausse de la production électrique à partir de gaz (+ 74 TWh dans l’UE en 2019), le fort recul du charbon (- 150 TWh) et la baisse concomitante des émissions de CO2(9).
En 2019, le charbon a été la 3e source d'électricité dans l'Union européenne, loin derrière le nucléaire et le gaz naturel. (©Connaissance des Énergies)
Limites liées à la variabilité des renouvelables
La chute de la production électrique au charbon en Europe l’an dernier est une excellente nouvelle pour le climat. Cependant, le grand pas qui a été franchi est principalement le fait de la bascule de compétitivité entre gaz et charbon. C’est grâce à elle qu’une partie de la consommation de charbon a été remplacée par du gaz. C’est également grâce à elle que la progression de la production d’électricité « renouvelable » s’est substituée à du charbon plutôt qu’à du gaz. Les progrès futurs seront plus difficiles, même si de nouvelles hausses du prix du CO2 apporteraient encore des bénéfices en rehaussant les coûts variables du lignite – charbon de mauvaise qualité mais très bon marché – encore compétitif.
Ensuite, si le déclin du charbon est une très bonne nouvelle, la progression du gaz ne l’est pas. C’est une ressource fossile qui émet aussi beaucoup de CO2 lors de sa combustion : trop pour suivre la trajectoire de neutralité climatique en 2050 indispensable pour espérer limiter le réchauffement climatique sous la barre de 2°C.
Enfin, si la progression de la production éolienne et solaire réduit aujourd’hui la consommation de charbon, la variabilité du vent et du soleil ne permettra pas de se passer de centrales à combustibles fossiles, produisant à la demande. La politique consistant à (presque) tout miser sur l’éolien et le solaire produit des résultats aujourd’hui mais, en parallèle, elle nous rend durablement dépendants du gaz pour pallier leur intermittence. Il sera particulièrement difficile de s’en affranchir plus tard.
Pour l’avenir rien n’est acquis…
La réduction spectaculaire de la consommation européenne de charbon en 2019 dépend fortement de la hausse du prix du carbone et de la baisse de celui du gaz. Si la valeur du gaz devait augmenter (par exemple en cas de choc pétrolier,une perspective probable à court terme(10)) et/ou si le prix du CO2 sur le marché européen devait diminuer (possible en cas de crise économique, c’est d’ailleurs ce qui se passe à présent(11)), il est tout à fait envisageable que le charbon redevienne plus compétitif que le gaz en Europe. La consommation de charbon augmenterait alors en même temps que diminuerait celle de gaz, et la progression de la production éolienne et solaire affecterait alors davantage le gaz que le charbon. Cette hypothèse est loin d’être inenvisageable.
Pour décarboner durablement et en profondeur le système électrique européen, les politiques doivent évoluer. Par exemple, la mise en place d’un prix plancher du carbone (prix sous lequel la tonne de CO2 ne peut pas descendre) suffisamment élevé et croissant dans le temps permettrait de réduire le risque d’un retour au charbon.
Enfin, la variabilité de la production éolienne et solaire – limite intrinsèque de leur potentiel de décarbonation – doit être prise en compte. Les politiques doivent ainsi promouvoir les économies d’énergie, travailler à flexibiliser la demande électrique – même si c’est plus facile à dire qu’à faire – afin de réduire les pics de consommation, et ne pas négliger les sources d’électricité bas carbone disponibles à la demande que sont l’hydroélectricité et l’énergie nucléaire.
- The European Power Sector in 2019, Agora Energiewende et Sandbag, février 2020.
- Chiffres clés du climat – France, Europe et Monde, CGDD, édition 2020.
- Coronavirus : le point sur la pandémie dans le monde, AFP, 21 mars 2020.
- En première approximation car certaines autres considérations peuvent jouer au second ordre, telles que le maintien de l’équilibre d’un réseau isolé (cas de la Bretagne) ou la gestion de la ressource en eau de l’hydroélectricité de lac, en considérant les réserves en amont (lacs de retenue) et les usages de l’eau en aval du barrage.
- Signal prix du CO2 – Analyse de son impact sur le système électrique européen, RTE, mars 2016.
- Carbon price viewer, Sandbag.
- Émissions liées à l’exploitation : 986 g CO2/kWh pour les centrales à charbon, 352 g CO2/kWh pour les centrales à cycle combiné gaz et 486 g CO2/kWh pour les turbines à gaz en France, selon le site éco2mix de RTE.
- The European Power Sector in 2019, Agora Energiewende et Sandbag, février 2020.
- Ibid.
- Les extractions de pétrole dit « conventionnel » sont passées par un maximum en 2008 et déclinent depuis lors selon l’Agence internationale de l’énergie. Les pétroles non conventionnels dits « de schiste » américains ont pris le relais mais, globalement non rentables, ils voient aujourd’hui leur croissance ralentir fortement. L’effondrement du prix du baril résultant de la pandémie de COVID-19 risque d’aggraver encore la situation déjà difficile côté offre et de conduire à des tensions lorsque l’économie repartira, une fois l’épidémie passée.
- Ibid.