Jacques Percebois, professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)
Boris Solier, maître de conférences à l’Université de Montpellier, Expert Cyclope
Il importe au préalable de rappeler qu’il ne faut pas confondre prix de gros et prix de détail, ni tarif réglementé de vente (TRV) et prix en offre de marché (OM).
Le prix de détail (payé par le consommateur final) est composé de trois éléments qui comptent chacun pour un tiers environ du total : le coût de production du kWh (plus ou moins aligné sur le prix de gros), le coût des réseaux de transport et de distribution de l’électricité et le montant des taxes. Le prix de gros est le prix négocié quotidiennement sur le marché entre producteurs et fournisseurs d’électricité, pour des échanges qui ont lieu soit « au comptant » (le jour même, ou le lendemain), soit dans le futur (d’une semaine jusqu’à plusieurs années après). On se situe ici « à la sortie » des centrales.
Le TRV (proposé par les fournisseurs historiques : EDF et les ELD) est un tarif réservé aux consommateurs domestiques et petits professionnels (dont la puissance souscrite est inférieure à 36 kVA) tandis que les contrats dits en offre de marché sont proposés par tous les fournisseurs, EDF comme ses concurrents (dits « alternatifs »)(1). Environ un tiers de consommateurs domestiques ont opté pour une offre de marché dont le prix est le plus souvent indexé sur celui du TRV.
Pourquoi faudrait-il augmenter fortement le prix de l’électricité en 2022 ?
L’augmentation très importante du prix de l’électricité constatée sur le marché de gros depuis l’été 2021 va obliger les fournisseurs à accroître sensiblement leur prix de détail. Le gouvernement a néanmoins décidé de limiter la hausse du TRV à 4% lors de la prochaine révision annuelle du tarif prévue début février 2022.
Cette hausse des prix de gros - le MWh est passé de 40 € en moyenne en 2020 (soit 4 centimes d’euro le kWh) à plus de 200 € fin 2021 (avec un pic à 620 € le 21 décembre) - s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs : une augmentation vertigineuse du prix du gaz sur le marché international(2), une augmentation du prix de la tonne de CO2 sur le marché européen, des températures froides et une faible disponibilité de l’éolien et de l’hydraulique en Europe au cours des derniers mois, une moindre disponibilité des centrales nucléaires en France(3)…
La hausse du TRV devrait être de l’ordre de 35% en février prochain si l’on répercutait réellement la hausse moyenne observée sur les marchés de gros...
Lors de l’annonce du « bouclier tarifaire » à l’automne dernier, le gouvernement tablait sur une hausse du TRV de 12% en février 2022 (en l’absence d’intervention) et un coût de 4 milliards d’euros pour limiter cette hausse à 4%. L’ampleur du choc a toutefois été sous-estimée : la hausse du TRV devrait être de l’ordre de 35% en février prochain si l’on répercutait réellement la hausse moyenne observée sur les marchés de gros depuis plusieurs mois ; si l’on veut la limiter à 4% en vertu d’un « bouclier tarifaire » destiné à protéger les consommateurs domestiques, il faut trouver 16 milliards d’euros.
Quelles mesures pour limiter la hausse du TRV à 4% ?
Le gouvernement a décidé de « couper la poire en deux » : il prend à sa charge 8 milliards d’euros de dépenses fiscales et demande à EDF de supporter les 8 autres milliards durant l’année 2022.
L’État va réduire au minimum la TICFE (également nommée CSPE) dont le plafond en vigueur depuis plusieurs années était de 22,50 €/MWh (son montant restera supérieur ou égal au tarif minimum fixé par le droit européen, soit 0,5€/MWh pour les entreprises de plus de 36 kVA et 1€/MWh pour les autres consommateurs)(4). Il faut dire que cette TICFE, dont le montant avoisine aujourd’hui 8 milliards d’euros par an, finançait au départ le surcoût des renouvelables, ce qui n’est plus le cas(5) (au demeurant, le surcoût des ENR devrait être moindre avec des prix de marché élevés). La TICFE représente 33% environ des taxes acquittées par le TRV(6) contre 42% pour la TVA, 14% pour les taxes locales et 11% pour la CTA (contribution tarifaire d’acheminement(7)). Pour atteindre une hausse de 4% du tarif réglementé TTC comme prévu, cela revient à ce que la hausse du TRV hors taxes soit limitée à 20% environ. Ce qui restera insuffisant pour répercuter la hausse observée sur les marchés de gros...
L’entreprise publique EDF a quant à elle accepté de vendre 20 TWh supplémentaires d'électricité à ses concurrents dans le cadre du dispositif ARENH, mais à un prix un peu revalorisé (46,2 €/MWh contre 42 €/ MWh antérieurement). Pour rappel, EDF a, en contrepartie du maintien de tarifs réglementés pour les petits consommateurs et pour satisfaire aux exigences de la Commission européenne en matière de concurrence, l’obligation depuis juillet 2011 de vendre 100 TWh de sa production nucléaire à prix « coûtant » à ses concurrents. Ce prix était de 42 €/MWh depuis janvier 2012 et il n’a jamais été revalorisé, ni pour tenir compte de l’inflation ni pour prendre en considération les coûts supplémentaires d’investissements exigés par l’autorité de sûreté nucléaire.
Comme EDF vend une large part de son nucléaire sur les marchés « à terme » (principe de couverture) elle devra acheter à prix fort sur le marché « au jour le jour » (« spot ») les 20 TWh de nucléaire qu’elle a déjà vendus sur ces marchés à terme, il y a plusieurs mois donc quand les prix étaient moins rémunérateurs qu’aujourd’hui (même s’ils ont un peu baissé début 2022). Il faut donc additionner le coût de ce rachat et le manque à gagner de l'électricité écoulée au prix de l’ARENH, ce qui doit représenter environ 3 à 4 milliards d’euros. Auxquels s’ajoutent l’effet du plafonnement de la hausse du TRV à 4% et celui de la hausse des volumes d’ARENH sur les prix pratiqués par EDF aux consommateurs domestiques et professionnels en offre de marché(8), soit 4 à 5 milliards d’euros. Au total, cela représente un manque à gagner d’environ 8 milliards d’euros…
Rappels sur l’ARENH
En vertu du principe de « contestabilité » prévu par la loi, les concurrents d’EDF doivent pouvoir rivaliser avec les tarifs régulés de l’opérateur historique, ce qui requiert d’augmenter le complément d’approvisionnement marché pris en compte dans le calcul du TRV à chaque fois que le coût d’approvisionnement des fournisseurs alternatifs s’accroît (en raison d’une hausse du prix sur le marché de gros ou de la part de marché des alternatifs(9)).
Avec le développement de la concurrence et le maintien des prix de marché à un niveau supérieur à celui de l’ARENH, les volumes d’ARENH demandés par les fournisseurs alternatifs augmentent d’année en année. Ils dépassent depuis 2019 le plafond des 100 TWh fixés par la loi NOME, ce qui conduit la CRE à procéder à un écrêtement des demandes et à répartir le plafond de 100 TWh au prorata des volumes demandés par chaque fournisseur. Pour l’année 2022, les volumes d’ARENH demandés fin 2021 par les alternatifs ont atteint 160,05 TWh, ce qui, compte tenu du plafond de 100 TWh, a induit un taux attribution des demandes des fournisseurs de 62,48% (100/160,05) et un écrêtement de 37,52%.
Hors atteinte du plafond, les droits ARENH représentent en moyenne 70% du volume de consommation des clients, les 30% restants (le complément) étant acquis par les fournisseurs alternatifs sur le marché notamment. L’atteinte du plafond conduit la CRE à réduire les volumes attribués à chaque fournisseur, ce qui a pour effet d’accroître mécaniquement le poids du marché dans le TRV (au-delà de 30%). Pour déterminer le coût de ce complément à prendre en compte dans le calcul du TRV, la CRE regarde la moyenne des prix de marché du mois de décembre (qui suit la publication des volumes ARENH alloués aux fournisseurs et donc de l’approvisionnement complémentaire à couvrir), pour l’année à venir. Comme les prix de gros pour 2022 s’établissaient à un niveau très élevé fin 2021 (plusieurs centaines d’euros le MWh), le complément d’approvisionnement au marché aurait très fortement augmenté dans le TRV de février 2022 en l’absence de mesures additionnelles.
Le relèvement du plafond de l’ARENH va permettre de limiter le poids du complément marché dans le TRV et donc l’exposition au prix du marché des consommateurs qui bénéficient du tarif régulé. Avec un volume plus élevé d’ARENH, les fournisseurs alternatifs auront moins recours au marché et ils pourront, grâce à ce supplément d’ARENH, limiter la hausse des prix appliqués à leurs clients. La CRE devrait y veiller d’ailleurs : elle vient d’annoncer via la voix de son président qu’elle dénoncerait publiquement les fournisseurs qui ne joueraient pas le jeu et en profiteraient pour accroître leur marge (la CRE connaît les offres tarifaires pratiquées par les fournisseurs et est en mesure de répliquer le coût d’approvisionnement pour un volume donné d’électricité consommée)(10).
Qui sont les gagnants et qui sont les perdants ?
Les gagnants sont évidemment les consommateurs qui bénéficient du TRV puisque la hausse du tarif sera très inférieure à ce qu’elle aurait dû être et qu’en outre le gouvernement s’est engagé à ne pas modifier le tarif durant l’année 2022, ni à procéder à des rattrapages en 2023. Ce sont aussi les consommateurs en offre de marché, mais à un degré moindre, puisque, grâce au complément d’ARENH, leurs fournisseurs seront en mesure de limiter les hausses qu’ils auraient dû appliquer.
Les perdants sont les contribuables puisque l’État renonce à des rentrées fiscales et devra trouver ailleurs les recettes dont il aura besoin. L’action d’EDF ayant fortement chuté à l’annonce de ces mesures, ces mêmes contribuables, propriétaires à près de 84% du capital d’EDF, voient la valeur du patrimoine de l’État baisser (ils ne doivent pas non plus s’attendre au versement de dividendes importants de la part d’EDF dans les années qui viennent).
L’entreprise publique, déjà fortement endettée (44 milliards d’euros) est évidemment la grande perdante puisque non seulement elle ne profitera pas de prix plus rémunérateurs sur le marché de gros mais elle devra aussi brader un peu plus de nucléaire ; elle aura plus de mal à financer ses investissements futurs, le grand carénage mais aussi les nouveaux réacteurs. Elle est donc en droit d’espérer une aide de l’État le moment venu...
Et après on fait quoi ?
La crise actuelle montre qu’il est urgent d’engager deux réformes : celle de l’ARENH et plus fondamentalement celle du marché de l’électricité.
Au moment de la création de l’ARENH, la production d’électricité nucléaire dépassait 400 TWh par an en France ; de ce fait le volume d’ARENH atteignait à peine 25% de la production nucléaire. L’entreprise EDF prévoit une production nucléaire qui ne devrait pas dépasser 300 à 330 TWh en 2022. Avec 120 TWh d’ARENH (auxquels s’ajoutent le volume d’ARENH consenti à RTE au titre de compensation de ses pertes en ligne et les 7 TWh accordés à bas prix aux électro-intensifs d’Exeltium), c’est près de 50% de la production nucléaire qui sera vendue à bas prix (car à 46,2 €/MWh, on est loin encore du juste prix du MWh produit par les centrales historiques, au-dessus de 50 €/MWh selon un récent document de la Cour des comptes). Une réforme s’impose donc et l’on peut soit mettre fin au mécanisme, ce qui est difficile dans un contexte où les prix de marché s’envolent, soit réfléchir à des solutions alternatives, comme par exemple la mise en place de contrats à long terme entre EDF et ses concurrents ou clients industriels précisant dans quelles conditions la vente d’électricité d’origine nucléaire à un prix raisonnable pourrait être garantie. On peut aussi songer à des mécanismes comme les PPA (Power Purchase Agreements) accordant des droits de tirage aux fournisseurs qui financent une partie des investissements à venir.
Il convient aussi de réfléchir à une refonte du marché spot de l’électricité dont la volatilité excessive est préjudiciable aux engagements de long terme. L’appel des centrales en fonction du seul coût du combustible est-il pertinent ? Ne faudrait-il pas envisager un coût marginal « complet » qui intégrerait certaines externalités (c’est déjà le cas du carbone) et certains coûts « système » (coût de la flexibilité par exemple) ? On peut réfléchir à la mise en place d’un corridor de prix ou s’appuyer davantage sur le marché de capacité plutôt que sur le marché spot. Une chose est certaine : l’électricité ne se stockant pas à grande échelle, il faut des marges de capacités importantes compte tenu des aléas que l’on peut observer tant du côté de l’offre que de celui de la demande d’électricité. Cela requiert d’investir massivement d’autant que la demande d’électricité devrait croître fortement avec l’électrification croissante des usages (la mobilité électrique notamment).
- Aux clients qui soit ne sont pas éligibles au TRV (tous les industriels et gros consommateurs pour lesquels il n’y a plus de TRV), soit ont décidé de le quitter.
- Comme les centrales à gaz sont pendant une grande partie du temps les centrales marginales qui, en vertu de la règle dite du « merit order », font le prix sur le marché de gros européen interconnecté, la hausse du prix du gaz entraîne celle du prix de l’électricité.
- Du fait de retards de maintenance liés à la pandémie et de la mise à l’arrêt de plusieurs réacteurs suite à la découverte d’anomalies sur le circuit de refroidissement de secours.
- Évolution de la contribution au service public de l'électricité (CSPE) au 1er janvier 2022, EDF.
- Ce surcoût était depuis 2017 et jusqu’en 2020 largement financé par la TICPE (taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques) acquittée par les consommateurs de produits pétroliers (essence, gazole, fioul). Il est aujourd’hui rattaché au budget général de l’État.
- Chiffres pour le 1er semestre 2021 arrondis à l’euro près. Le poids des taxes dans le prix TTC est de 33%, comme rappelé en début d’article.
- Taxe qui finance les retraites des employés des industries électrique et gazière.
- Le moindre écrêtement ARENH va induire une diminution des prix pratiqués par EDF dans la mesure où EDF réplique dans ses offres de marché la structure d’approvisionnement des autres fournisseurs sur le marché (qui dépend des droits ARENH de ses clients).
- À mesure que les fournisseurs alternatifs gagnent des parts de marché sur les fournisseurs historiques, leurs demandes d’ARENH augmentent (les droits ARENH étant déterminés sur la base de la consommation des clients des fournisseurs). La demande d’ARENH a donc tendance à s’accroître dans le temps (du moins tant que les prix de marché demeurent au-dessus du prix de l’ARENH) et, étant donné le plafond de 100 TWh, cela induit un écrêtement plus important et donc un complément d’approvisionnement marché plus important également.
- La CRE a pour mission de calculer l'évolution du TRV chaque année, en tenant compte notamment de l'évolution des prix de gros. Cela explique qu'elle annonce qu'en 2022 le TRV hors taxes devrait augmenter de 44% environ (soit 35% TTC). Le gouvernement a annoncé qu'il ne suivrait pas cette proposition et décidé de geler à 4% l'augmentation du tarif. C'est son droit puisqu'il s'agit d'une proposition. La CRE annonce qu'elle calculera l'évolution du TRV début 2023 en tenant compte de l'évolution des prix sur le marché de gros en 2022. Elle annonce aussi qu'elle calculera le rattrapage du prix pour 2022, ce qui est là encore son rôle. Elle aura deux façons d'en tenir compte : soit d'augmenter encore un peu plus le TRV si les prix de gros restent très élevés voire augmentent en 2022 soit de réduire un peu moins que prévu le TRV si ces prix de gros sont orientés à la baisse. Le gouvernement pourra là encore ne pas suivre la proposition. Mais la CRE a raison de faire ce calcul car cela fait partie de ses obligations réglementaires. Il faut se rappeler que suite à un gel du TRV par Madame S Royal certains alternatifs avaient attaqué la décision devant le Conseil d'État et avaient eu gain de cause: un rattrapage a ensuite été nécessaire. On peut penser que cette fois les alternatifs n'attaqueront pas la décision du ministre puisqu'ils en profitent.