Marie-Claire Aoun est directrice du Centre Énergie de l’Ifri. (©NEL)
En février 2016, la Commission européenne a proposé un nouveau règlement portant sur la sécurité d’approvisionnement en gaz au sein de l’Union européenne. Il vise notamment à instaurer un mécanisme de solidarité entre États membres en cas de rupture des livraisons comme lors du conflit entre la Russie et l’Ukraine de 2009. Nous avons interrogé Marie-Claire Aoun, directrice du Centre Énergie de l’Ifri, qui vient de publier une note(1) consacrée à ce sujet.
1) Quand et comment la question de la sécurité d’approvisionnement gazière est-elle apparue au niveau européen ?
La question de la sécurité d’approvisionnement gazière a commencé à être évoquée au niveau européen en 2000 dans un livre vert sur la sécurité énergétique. La Commission européenne y alertait les États membres sur les risques d’une dépendance accrue aux importations extérieures. A l’époque, les relations avec la Russie étaient toutefois différentes de celles d’aujourd’hui. La Commission appelait encore à renforcer les partenariats avec les fournisseurs clés comme la Russie. Ce livre vert a ensuite donné lieu à une directive adoptée en 2004 qui a introduit des considérations très générales sur la sécurité d’approvisionnement imposant peu de contraintes pour les États membres.
Lorsqu’on parle de risques autour de l’approvisionnement gazier, la menace est souvent perçue vis-à-vis de la Russie. Ce sont les crises entre Kiev et Moscou en 2006 et surtout en 2009 qui ont mis à l’épreuve la fiabilité du premier fournisseur gazier de l’Union européenne. En 2009, l’interruption des livraisons gazières de Gazprom à Naftogaz a engendré une rupture des flux de gaz destinés à l’Union européenne qui s’est vu privée de près de 20% de ses approvisionnements pendant 14 jours en plein hiver, avec douze pays touchés.
Le règlement de 2010 a fixé pour obligation de généraliser les flux bidirectionnels de gaz aux points d’interconnexion transfrontaliers.
La question de l’approvisionnement gazier en Europe est alors devenue centrale. Dès 2010, la Commission européenne a adopté un règlement sur la sécurité gazière abrogeant la directive de 2004. La règle du « N-1 » a notamment été posée à cette occasion : si une perturbation touche une installation dans un pays, par exemple en cas de rupture des livraisons au niveau du terminal méthanier de Fos-sur-Mer en France, toutes les autres infrastructures gazières nationales doivent être en mesure de compenser cette défaillance.
Un autre critère a été imposé : les « flux rebours ». Les flux gaziers européens ont souvent été conçus pour circuler de l’est vers l’ouest de l’Europe et les infrastructures ne peuvent pas forcément les acheminer en sens inverse. Le règlement de 2010 fixait ainsi pour obligation de généraliser les flux bidirectionnels, c’est-à-dire la réversibilité des flux aux points d’interconnexion transfrontaliers. Dans les faits, il existe des exemptions, notamment lorsque les coûts sont disproportionnés au regard du besoin. C’est le cas pour la France qui bénéficie de nombreuses sources d’approvisionnement et dont le gaz odorisé n’est pas accepté sur les réseaux allemand et belge.
Le règlement de 2010 imposait enfin aux États membres d’élaborer des analyses sur leurs risques de rupture d’approvisionnement ainsi que des plans d’actions préventifs et des plans d’urgence pour faire face aux éventuelles situations de crise.
2) Quelles ont été les conséquences de la crise ukrainienne de 2014 en matière d’approvisionnement gazier ?
La crise de 2014 entre la Russie et l’Ukraine n’a pas engendré d’interruptions des livraisons gazières vers l’Europe. Les États membres étaient mieux préparés à affronter cette situation de crise qu’en 2009, avec des niveaux de stockage plus élevés et une part de gaz russe transitant via le réseau ukrainien réduite à 40% grâce au gazoduc Nord Stream qui achemine depuis 2012 du gaz de Russie vers l’Europe directement à la frontière allemande. Rappelons que jusqu’à la mise en service de ce gazoduc, près de 70% du gaz russe destiné à l’Europe devait traverser le réseau ukrainien.
Entre 2009 et 2014, le nombre de points d’interconnexion bidirectionnels sur le réseau européen est en outre passé de 24% à 40%, ce qui a permis à des pays comme la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie de pouvoir bénéficier des flux gaziers en provenance de l’ouest de l’Europe.
Notons que la crise de 2014 n’a pas eu non plus les mêmes effets sur l’approvisionnement gazier de l’Ukraine. Durant la période d’interruption des livraisons russes entre juin et décembre 2014, l’Ukraine a pu elle aussi se tourner vers les flux rebours (en ayant également recours à sa production nationale et à des soutirages depuis les stockages). En 2014, le pays n’a ainsi importé de Russie que 14,5 milliards de m3 (Gm3) de gaz, contre 28,8 Gm3 en 2013(2).
3) Pourquoi la Commission européenne prépare-t-elle actuellement un nouveau règlement sur la sécurité d’approvisionnement gazière ?
Malgré la capacité européenne accrue de faire face à ces crises, les craintes à Bruxelles sont restées fortes depuis début 2014, dans un contexte de tensions entre l’Union européenne et la Russie. Dès mai 2014, la Commission européenne a donné le ton en publiant une nouvelle stratégie de sécurité énergétique visant principalement à réduire la dépendance de l’UE à l’égard des approvisionnements gaziers russes.
En octobre 2014, des tests de résilience ont été conduits sur le réseau européen pour évaluer la capacité des États membres à faire face à une situation de crise. Ces tests ont démontré que le réseau européen en 2014-2015 était globalement résilient à deux simulations de crise, en plein hiver avec une vague de froid de deux semaines en février : une interruption totale des exportations russes et la fermeture de la route ukrainienne.
Dans son nouveau projet de règlement, la Commission européenne souhaite mettre en place 7 groupements régionaux
Un an après la publication d’une communication pour construire « l’Union de l’Energie » (dont l’objectif initial était de sécuriser l’approvisionnement gazier), la Commission européenne a publié en février 2016 un nouveau paquet « pour une sécurité énergétique durable » qui comprend une proposition de règlement sur la sécurité d’approvisionnement gazière. Ce dernier répond à la nécessité de renforcer la coopération au niveau européen et propose deux principaux éléments : la coopération régionale et un mécanisme de solidarité.
La Commission européenne souhaite mettre en place 7 groupements régionaux en imposant aux États membres d’élaborer des analyses de risques communes, des plans d’action préventifs et des plans d’urgence au niveau régional (se substituant ainsi aux plans nationaux). La France appartient par exemple au groupe Nord-Sud avec le Portugal, l’Espagne et le Benelux (Belgique, Luxembourg, Pays Bas).
Lors du Conseil européen du 6 juin 2016, plusieurs États membres ont affirmé leur opposition à cette proposition. Il s’agit de choix très politiques et ces groupements régionaux ne reflètent pas tous l’état des interconnexions entre pays. L’Allemagne, qui est par exemple la seule route physique d’approvisionnement du gaz russe vers la France, ne figure pas dans notre groupe. La péninsule ibérique dispose quant à elle de peu d’interconnexions avec les pays de la région.
Cette approche soulève des interrogations de gouvernance en cas de crise : qui serait responsable des éventuelles défaillances de coopération ?
Une amélioration de la coopération régionale est sans doute nécessaire pour renforcer la sécurité d’approvisionnement gazière de l’Europe, d’autant plus que les analyses de résilience du réseau européen évoquées plus haut ont révélé que les pénuries gazières en Europe seraient plus conséquentes en l’absence de coopération et de coordination renforcée entre les États membres. Mais en imposant une composition régionale préétablie dans un règlement au niveau européen, les États membres risquent de perdre en flexibilité pour s’adapter à toutes les situations de crise.
La rupture de l’approvisionnement ne serait pas forcément russe mais pourrait provenir d’Afrique du Nord ou pourrait concerner des défaillances d’infrastructures locales. Ces structures régionales imposées au niveau européen ne reflètent pas l’ensemble des risques et ne résultent pas d’une analyse commune élaborée par les États membres.
Cette approche soulève aussi à mon sens des interrogations de gouvernance en cas de crise : quelle serait l’autorité compétente responsable en cas de crise pour préserver la sécurité d’approvisionnement de tous les États membres au niveau régional ? Qui serait responsable des éventuelles défaillances de coopération ?
4) Comment la Commission européenne entend-elle concrètement renforcer la « solidarité » gazière entre États membres en cas de crise ?
C’est l’autre grande mesure introduite par le projet de règlement : la mise en place d’un mécanisme de solidarité dit « de dernier recours » : en cas de crise déclarée dans un État membre, les pays disposant d’un réseau directement connecté devront approvisionner sur une base commerciale les consommateurs dits « protégés » (principalement les ménages et les services sociaux comme les hôpitaux) du pays en crise. Ce principe de solidarité européenne est une intention louable de la part de la Commission et est en ligne avec les objectifs d’une Union de l’énergie. Cependant, de nombreuses questions se posent là aussi quant à sa mise en œuvre concrète, surtout par rapport aux dispositions commerciales qui régiront ce principe.
De nombreuses questions se posent encore autour du mécanisme de solidarité.
Si un État membre se dit en situation de crise, le règlement impose que tous les pays transfrontaliers puissent eux-mêmes approvisionner les consommateurs protégés, cette fois indépendamment des groupes régionaux. On ne comprend donc plus le rôle des régions… La Commission explique que c’est un mécanisme de dernier ressort mais il faudrait par exemple que les pays comptent sur des pays d’autres groupes.
A quel prix le gaz serait-il mis à disposition ? Ce prix ne risque-t-il pas de s’envoler ? Et comment la France pourrait-elle par exemple obliger ses fournisseurs à approvisionner l’Allemagne ou l’Espagne ? Le projet de règlement dit que les pays devraient conclure des accords bilatéraux pour définir ces mesures, ce qui semble à ce stade très compliqué.
5) Quels sont les pays les plus « vulnérables » en matière d’approvisionnement gazier ? Qu’en est-il de la France ?
Lors de la crise ukrainienne de 2014, les tests de résilience conduits sur le réseau européen ont montré que les pays baltes, la Finlande, et les pays du sud-est de l’Europe étaient les plus vulnérables. Leur approvisionnement gazier est très dépendant, souvent à 100%, de la Russie.
Pour chaque pays, il est également nécessaire d’analyser les substitutions possibles du gaz par d’autres énergies. La Finlande est par exemple très dépendante du gaz russe mais a des moyens de pallier une rupture éventuelle de son approvisionnement en remplaçant ce gaz par des produits pétroliers.
En France, le gaz ne représente que 14% de la consommation d’énergie primaire.
En France, le gaz ne représente que 14% de la consommation d’énergie primaire, une part bien plus faible que de nombreux pays européens. Plus de 98% du gaz que nous consommons est importé mais nous disposons d’un approvisionnement gazier bien diversifié : nos importations proviennent principalement de Norvège, de Russie et des Pays Bas, et nous disposons également d’un approvisionnement en GNL grâce à nos trois terminaux méthaniers (bientôt quatre avec la mise en service prochaine du terminal méthanier de Dunkerque). Les risques qui pèsent réellement sur la sécurité d’approvisionnement gazière de la France restent ainsi faibles.
Lors de la crise ukrainienne de 2009, les consommateurs français n’ont d’ailleurs pas subi d’interruption de fourniture malgré une réduction de 70% des entrées de gaz en provenance de l’Allemagne durant la pointe de froid en janvier. Cela a été rendu possible grâce à la mise en œuvre du plan d’urgence français, à la sollicitation de toutes les autres sources disponibles (gaz norvégien, terminaux méthaniers) et à un recours massif au stockage.
Le chemin sera probablement long avant d’aboutir à un texte acceptable par tous.
Il existe aujourd’hui une vraie fracture au niveau européen sur les questions d’approvisionnement gazier : certains pays à l’ouest ont un approvisionnement très diversifié avec très peu de risques alors que des pays à l’est sont très dépendants et ont besoin des autres États membres en cas de crise.
Un trilogue doit maintenant s’engager entre la Commission européenne, le Parlement et le Conseil autour de ce projet de règlement. Mais compte tenu de l’opposition actuelle de plusieurs États membres à la proposition de la Commission, le chemin sera probablement long avant d’aboutir à un texte acceptable par tous.