Le nucléaire, 40% ou 20% de l’approvisionnement énergétique en France ?

Patrick Criqui

Directeur de recherche émérite au CNRS, Université Grenoble Alpes

S’il est un domaine dans lequel l’appareil statistique et les outils d’observation sont développés depuis longtemps, et apparaissent très robustes, c’est bien celui de l’énergie.

Les chocs énergétiques des années 1970 ont motivé des efforts importants en matière de définition des unités et d’élaboration d’une comptabilité énergétique – à l’image du bilan énergétique national. Ce bilan représente en colonnes les différentes formes d’énergie utilisées et en lignes les opérations de conversion et de consommation de ces énergies, sur un territoire donné et pendant une année. C’est un outil essentiel pour la quantification rigoureuse et fiable des éléments d’un système énergétique.

Et pourtant ! Certains se souviendront de ce moment, lors du débat présidentiel de 2007 entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, lorsque la candidate PS interpella son concurrent en lui posant la question de la part du nucléaire dans la consommation d'électricité en France.

Le candidat UMP répond : « la moitié ». « C’est faux ! » rétorque Ségolène Royal, « ce n’est que 17% ». Qui a raison, qui a tort ? « Les deux ont tort » affirment alors la plupart des commentateurs. En fait, aux approximations près, les deux pouvaient avoir raison s'ils avaient parlé d'énergie et non d'électricité (la part du nucléaire pour l'électricité était de 78% en 2006(1)).

Il faut tenter de comprendre pourquoi, car l’interprétation des chiffres n’est pas neutre pour l’élaboration, la discussion et la mise en œuvre des stratégies énergétiques. En particulier la question de la composition actuelle et future du « bouquet énergétique » (energy mix en anglais) est au centre des débats sur les voies de la transition énergétique.

Ne pas confondre énergies de combustion et électricité

Ces différences de comptabilité s’expliquent par la structure du système énergétique et les conventions à retenir pour convertir les différentes énergies en une unité commune. En particulier, il faut savoir comment rendre compte des flux physiques lorsque les conversions, notamment pour la production d’électricité, entraînent des pertes importantes, au sein même des industries énergétiques.

Pour les énergies de combustion (comme celle du bois pour se chauffer, du gaz pour faire cuire ses aliments ou encore de l’essence pour faire tourner un moteur), pas de problème, ou presque : il suffit de comptabiliser la chaleur théoriquement produite par leur combustion. Et l’on ramène tout à une unité commune : ce fut longtemps la tonne équivalente pétrole (tep), plus récemment on utilise les kWh, mais de plus en plus à l’international les Joules (ou Exajoules pour les grandes quantités).

Les choses se corsent pour l’électricité. Car celle-ci peut être produite directement par conversion de l’énergie mécanique dans des centrales hydrauliques et éoliennes, ou lumineuse pour l’énergie solaire. Mais elle peut aussi être produite dans des centrales thermiques, indirectement à partir de la chaleur initialement issue de la fission nucléaire ou de la combustion (charbon, pétrole, gaz, biomasse).

Pour la catégorie des centrales thermiques à combustion, de nouveau peu de problèmes : il faut prendre en compte l’énergie thermique des combustibles à l’entrée de la centrale. Mais pour l’électricité nucléaire, comment faire alors que, pour l’heure, la chaleur nucléaire n’est pas utilisée à d’autres fins.

Deux solutions sont ici possibles : ou bien on comptabilise l’énergie qui sera disponible sous forme d’électricité en sortie, c’est « l’équivalence à la consommation » ; ou bien on comptabilise l’énergie qu’il aurait fallu introduire dans une centrale thermique pour produire la même quantité d’électricité, c’est « l’équivalence à la production ». En fonction de la centrale de référence, c’est deux fois et demie à trois fois plus d’énergie.

Une querelle de spécialistes ?

Équivalence à la production ou équivalence à la consommation de l’électricité, cela ressemble fort à une querelle de spécialistes ! Elle est en fait de la plus haute importance pour juger du poids des différentes énergies dans le fameux bouquet énergétique et donc de leur contribution relative à l’approvisionnement national.

Mais revenons au débat Royal-Sarkozy de 2007 : la première se référait au poids de l’électricité d’origine nucléaire dans la consommation des secteurs, dite consommation finale : on est alors en équivalence à la consommation (1 MWh = 0,086 tep) et le poids du nucléaire est assez limité. Le second pensait plutôt au poids du nucléaire dans la totalité de l’énergie entrant dans le système, y compris la chaleur nucléaire : avec l’équivalence à la production (1 MWh = 0,21 à 0,26 tep), ce poids est alors considérable, même si, jusqu’à aujourd’hui, cette chaleur est irrémédiablement perdue. Tout s’explique !

Les conventions de comptabilisation de l’électricité renouvelable et de l’électricité nucléaire peuvent finalement conduire à trois types de systèmes comptables.

Convention 1 : équivalence à la production pour le nucléaire, afin de garder trace de la chaleur perdue, mais équivalence à la consommation pour l’électricité renouvelable, car il n’y a pas dans ce cas de pertes à la production ; c’est en particulier la règle adoptée dans les statistiques internationales de l’Agence internationale de l’énergie(2) avec, pour le nucléaire, l’hypothèse d’un rendement de 33 % entre la chaleur en entrée et l’électricité en sortie (1 MWh = 0,26 tep).

Convention 2 : une règle identique pour le nucléaire et pour l’électricité primaire renouvelable, en équivalence à la production avec un rendement de référence hypothétique de 40% (1 MWh = 0,21 tep) ; c’est l’option retenue dans le BP Statistical Review of World Energy, qui constitue une des sources de référence, pour les statistiques énergétiques internationales, publié chaque année.

Convention 3 : une règle identique pour le nucléaire et l’électricité primaire renouvelable, mais en équivalence à la consommation (1 MWh = 0,086 tep) ; cette règle ne correspond à aucune institution, mais elle permettrait au moins, à partir du système AIE, d’éviter un déséquilibre flagrant dans le traitement de l’électricité nucléaire et celle issue des renouvelables : on éviterait ainsi la surpondération de l’énergie nucléaire, par le facteur 3 évoqué plus haut.

Quelles conséquences pour l’observation des systèmes énergétiques ?

L’application de ces conventions comptables à l’analyse des systèmes énergétiques pour les cas de la France, de l’Allemagne, de l’Europe et du monde donne des résultats très contrastés avec des différences importantes selon le système comptable adopté (ci-après la règle de l'AIE, celle de BP et la quantification en équivalence à la consommation).

Ensemble de graphiques sur la consommation énergétique en France et en Europe

Patrick Criqui à partir des données Enerdata (2023), CC BY-NC-ND

C’est évidemment le cas pour la France, en situation exceptionnelle du fait de l’importance de sa production nucléaire. Et l’on retrouve les évaluations des candidats à la présidentielle de 2007 : 42% de nucléaire avec la Convention 1 et seulement 19% avec la Convention 3 !

Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy auraient donc presque eu raison s'ils avaient parlé d'énergie et non pas d'électricité ; il suffisait (outre la confusion entre énergie et électricité) de bien préciser les conventions.

Mais l’examen de l’approvisionnement en énergie primaire est porteur d’autres enseignements. On notera ainsi :

  • la très faible part de l’énergie nucléaire, quel que soit le système comptable, à l’échelle mondiale (entre 1,7 et 5%), ainsi qu’en Europe (entre 5 et 14%) ;

  • mais également la très faible part des énergies renouvelables « électriques », même en Allemagne (selon la convention retenue, entre 5 et 12%, contre 4-10% en France grâce à l’hydraulique, 6-14% en Europe et 4-10% dans le monde) ;

  • la contribution en revanche assez significative et stable de la biomasse, autour de 10% dans tous les cas étudiés.

Les regroupements des différentes sources identifiant d’abord les renouvelables, puis les énergies décarbonées, catégorie essentielle du point de vue de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, sont également très instructifs.

Si l’on retient la convention 2 (système BP), l’Europe apparaît mobiliser plus de renouvelables que la moyenne mondiale (25% contre 20%) et si l’on ajoute le nucléaire pour avoir le total des énergies décarbonées, l’écart se creuse (36% contre 23%). De même entre la France et l’Allemagne, pour les renouvelables, la France vient derrière (18% contre 22%), mais loin devant pour le total des énergies décarbonées (53% contre 27%).

Les avantages de la « convention BP »

Difficile à l’issue de cette exploration de la comptabilité énergétique d’identifier quel serait le meilleur système : à l’évidence aucun ne s’impose de manière indiscutable.

Une solution serait d’ignorer le problème en se plaçant du point de vue de l’énergie finale consommée. C’est pertinent quand on s’intéresse à la structure des consommations d’énergie pour le bâtiment, les transports, l’industrie. Mais si l’on se préoccupe, comme c’est particulièrement le cas depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des questions de dépendance et de stratégie énergétique, alors il faut bien regarder l’énergie primaire, celle qui rentre dans le système énergétique.

Et, dans ce cas, il faut être informé des pièges posés par les conventions des systèmes de comptabilité et du fait qu’ils peuvent parfois entraîner des écarts très importants pour l’évaluation de la contribution des différentes énergies.

De ce point de vue, la convention utilisée par BP, pour imparfaite qu’elle soit, évite, en adoptant une convention identique pour le nucléaire et l’électricité renouvelable, le traitement déséquilibré qui surpondère l’énergie nucléaire dans le système de l’AIE. Et, par ailleurs, l’équivalence commune retenue est simple.

Cette convention rend compte également des caractéristiques supérieures de l’électricité par rapport aux autres vecteurs énergétiques, en termes de rendement d’usage : par exemple, le rendement d’un moteur automobile électrique est de 90%, contre 40% pour un moteur thermique.

S’il fallait choisir du point de vue d’un analyste des stratégies énergétiques – et non de celui du physicien ou du pur comptable de l’énergie – la Convention 2, ou « convention BP », apparaîtrait alors probablement comme la moins mauvaise.

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Commentaire

Denis Margot

L’art d’embrouiller les choses ! La physique a l’avantage sur le tarot divinatoire d’utiliser des unités qui ne souffrent (en principe) aucune ambiguïté. Ainsi, le kWh vaut 3,6 10E6 J et le MWh, 1000 fois plus, donc 3,6 10E9 J. 1 tep vaut 4,186 10E10 J (donnée expérimentale), ce qui revient à dire qu’1 MWh vaut 0,086 tep. Qu’il y ait ensuite des différences entre l’énergie thermique et mécanique à cause de Sadi Carnot ne change pas ces valeurs. Il est bien évidemment connu qu’une centrale thermique ne convertit qu’une fraction de son énergie thermique en énergie électrique, alors qu’une centrale « mécanique » (un barrage, une éolienne…) ne fait face qu’à la transition mécanique / électrique qui présente un très bon rendement.

Les centrales nucléaires, qui sont des centrales thermiques, produisent donc typiquement 3 fois plus d’énergie (thermique) qu’elles ne produisent d’énergie électrique. Si l’on s’en tient à l’énergie électrique, les centrales nucléaires produisaient (en 2006, d’après l’auteur) 78% de l’électricité. Mais alors, comment l’auteur, par quel artifice, arrive-t-il à justifier ce chiffre de 19% ? Comment, d’ailleurs passe-t-il de 78% à 42% ? Il s’agit de tours de passe-passe assez nébuleux qui, du reste, ne retombent pas sur les chiffres d’EDF, et il est clair que les deux orateurs avaient tort, bien que NS fût tout de même bien plus près de la réalité.

Cette idée de tordre les chiffres pour supprimer une « surpondération » du nucléaire par rapport aux ENRi est plus que bizarre. Ainsi, puisque 1 unité d’énergie_ENRi est convertie en 1 unité d’énergie électrique (ou presque), alors qu’il en faut 3 avec le nucléaire, l’auteur estime justifié d’utiliser la convention BP qui, de fait, triple l’efficacité des ENRi si l’on s’en tient au MWh électrique.

Tout cela est très capilotracté. La seule convention digne d’être retenue est celle qui reprend les normes reconnues en physique, à savoir, la convention 3. Les autres sont fausses et mélangent allègrement énergies thermiques, mécaniques et électriques en inhibant la notion de rendement qui explique pourtant bien mieux et de façon rationnelle ce que ces conventions alambiquées n’expliquent pas tout en instillant une bonne dose de confusions que ne manquent pas de reprendre les expert(e)s, telle Ségolène Royal, qui a largement démontré son incompétence quand elle parle d’énergie.

Claude Mandil

Je crains que M.Margot n'ait pas bien lu cet excellent article, qui n'est en rien tiré par les cheveux, mais qui montre en revanche à quel point l'utilisation de telle ou telle convention statistique dépend de ce qu'on veut prouver

Denis Margot

@C Mandil. Excellent, c’est votre point de vue, je ne le partage pas. La description des conventions est confuse et lorsqu’une équivalence forte entre des unités physiques (le MWh et la tep) est rompue, je ne vois rien de positif et plus sûrement un nid à problèmes. La convention verte (la 3), est celle qui s’aligne avec l’énergie physique, elle s’aligne aussi avec les données d’EDF/RTE et elle évite une surpondération qui ne me semble pas utilisée par ailleurs (je ne me souviens pas avoir jamais vu le nucléaire affiché à 40% en énergie primaire). Par ailleurs, la question soulevée dans le débat portait explicitement sur l’électricité, et il est pour le moins discutable d’estimer que les réponses des 2 candidats auraient pu être exactes en supposant qu’elles s’adressassent à l’énergie primaire.

Enfin, comme l’indique Rochain (et pour une rare fois, je suis d’accord avec lui), il serait utile d’inclure la cogénération dans l’équation.

jean-jacques Attia

L'article de M. Criqui est tout à fait intéressant : il démontre que les questions d'énergie abordées par les politiques ne sont qu'affaire d'opinion. Et que les grandeurs qu'ils utilisent pour le faire ne dépendent que des intérêts qu'ils défendent ou croient défendre. Peut-on les suivre ?
Les seules unités de référence pour ces gens là s'appellent dollar, euro, yen, rouble... dont le cours est variable, à l'image de la longueur de la coudée du temps des princes. Ils étendent cette variabilité à tout ce qui s'appelle "unités", même celles que la physique a clairement définies dans l'élan ouvert par la révolution française de 1789.
Ce qui est étonnant, c'est que M. Criqui ne s'en émeut pas, comme si les lois de la physique n'avaient pas d'importance. De là à prêcher pour telle ou telle convention, il n'y a qu'un pas, allègrement franchi...
Le bonhomme Rochain applaudit. C'est logique, lui qui affirme que T2 = R3 (un temps au carré égal à une distance au cube) dans un ouvrage que certains ont eu l'imprudence de préfacer. Cela ne s'invente pas.

Serge Rochain

Excellent article qui met bien en lumiere le gaspillage énergétique des systèmes thermiques. Sans doute une incitation a reconsidérer l'intéret de la cogénération.

charly

Gaspillage ? Tout dépend de la disponibilité, du prix, de la pollution éventuelle ou certaine, ... du système thermique qui produit l'électricité. Le top est bien sûr la production directe des Kwh sans passer par le thermique. Une seule question, bien bête j'en conviens, est-ce possible avec seulement l'hydraulique, le solaire et le vent ? La géothermie est sans doute l'avenir ??? Le thermique est transformé en électricité mais la disponibilité et la pollution semblent ??? OK. Le prix ???

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