Professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)
On n’a pas beaucoup parlé de l’énergie dans la campagne électorale et c’est regrettable car des choix stratégiques doivent être faits aujourd’hui qui engageront la façon dont l’offre et la demande d’énergie vont évoluer dans le futur ; ces choix auront également un impact sur le devenir de nos réseaux de transport et de distribution de l’électricité et du gaz.
La transition énergétique est un terme à la mode, qui traduit l’idée que, de plus en plus, l’énergie consommée sera « décarbonée », décentralisée et digitalisée. La part des énergies fossiles devrait baisser dans le mix énergétique et celle des renouvelables, de plus en plus produites localement, devrait s’accroître fortement. Quant au nucléaire, cela dépendra des options politiques et des contraintes sociétales nationales. Bien sûr, ce processus sera très différent d’un pays à l’autre, plus ou moins fort et plus ou moins rapide, et il ne faut pas sous-estimer les inerties technologiques liées aux équipements utilisateurs d’énergie, ni les habitudes des consommateurs.
Mais au-delà de ces transitions, il y a des mutations qui peuvent avoir un impact à long terme que l’on néglige trop dans les débats actuels. Quelle sera la conséquence d’un développement massif de l’autoproduction d’électricité photovoltaïque sur le devenir des réseaux de transport et de distribution d’électricité ? Ces derniers sont-ils amenés à disparaître à terme lorsque l’on saura stocker l’électricité localement, et du coup faut-il continuer à encourager le développement des interconnexions transnationales comme le souhaite la Commission européenne ? Qui financera alors les réseaux ou ce qu’il en reste ?
Un auto-producteur qui souhaite rester connecté au réseau pour faire face à l’intermittence de sa production doit payer pour cette puissance garantie.
C’est le « syndrome de la dernière maison », celle qui n’a pas opté pour l’implantation de cellules sur son toit. Ne faut-il pas accroître fortement la part fixe du TURPE (tarif d’accès aux réseaux d’électricité) au détriment de la part variable assise sur la quantité de kWh soutirés ? Un auto-producteur qui souhaite rester connecté au réseau pour faire face à l’intermittence de sa production doit payer pour cette puissance garantie. Ne lui imputer des coûts de réseaux qu’au prorata de la quantité d’électricité soutirée, c’est créer des subventions croisées au détriment des autres consommateurs puisque les coûts de réseau sont pour l’essentiel des coûts fixes et non des coûts variables.
Que deviendra la tarification de l’électricité en amont de la chaîne ? Aujourd’hui, le prix du kWh se fixe sur les marchés de gros en fonction du coût marginal (coût variable) de la centrale qui permet d’équilibrer l’offre et la demande et c’est ainsi qu’il est répercuté sur le consommateur final. Cela justifie des prix plus élevés aux heures de pointe qu’aux heures creuses et ces prix élevés procurent une rente infra-marginale aux équipements à faible coût marginal, ce qui permet de financer les coûts fixes de ces centrales. C’est aux heures les plus rémunératrices que les producteurs récupèrent leurs coûts fixes. Que deviendra cette logique dite de « l’ordre de mérite » lorsqu’une proportion importante de la production sera assurée par le solaire et l’éolien dont le coût variable est nul ?
Avec 100% de renouvelables, le marché spot tel qu’il fonctionne actuellement disparaît. Comment alors récupérer les coûts fixes ? A ce prix spot (36% du prix TTC), il convient d’ajouter aujourd’hui les péages d’accès aux réseaux de transport et de distribution (30%) ainsi que le montant des taxes (34%), notamment celles qui financent encore aujourd’hui les renouvelables, pour obtenir le prix TTC de l’électricité payée par un client domestique au tarif bleu.
Va-t-on vers une tarification au forfait comme avec le téléphone mobile ?
Faudra-t-il rendre permanent le mécanisme de capacité que l’on met actuellement en place pour compenser la faiblesse des prix de gros et qui consiste à rémunérer la puissance en même temps que l’énergie ? Faut-il instaurer une tarification de l’électricité basée sur la seule puissance et non un tarif binôme fondé sur la puissance (kW) et l’énergie (kWh) ? Va-t-on vers une tarification au forfait comme avec le téléphone mobile ? Que deviendra la péréquation spatiale des tarifs lorsque chaque région sera autonome en énergie ? Comment la lutte contre la précarité énergétique sera-t-elle prise en compte ? Si l’électricité est produite par chacun et si les réseaux ont disparu, il n’y aura plus besoin de régulateur, l’électricité sera devenue un produit comme un autre et la notion de service public aura vécu.
Il faut réfléchir à ces questions qui renvoient à ce que doit être le partage optimal entre mini, voire micro réseaux locaux et réseaux transnationaux interconnectés. L’industrialisation de nos économies s’est accompagnée d’une interconnexion croissante des réseaux électriques, liée en particulier aux économies d’échelle que l’on pouvait obtenir au niveau de la production d’électricité via des centrales de plus en plus puissantes.
La tendance est inversée et l’électricité décentralisée est devenue ou va devenir très compétitive dans beaucoup de situations. Les énergies centralisées, fossiles ou non, ne sont certes pas prêtes de disparaître mais le partage entre ces diverses formes d’énergie, centralisées ou non, fossiles ou non, ne saurait relever du seul marché. C’est aussi à la politique énergétique nationale, voire européenne, d’en déterminer le tracé et donc d’y réfléchir dans toutes ses dimensions. Selon que l’on optera ou non pour une taxe carbone, une tarification à la puissance ou à l’énergie, le maintien de la péréquation spatiale des tarifs ou son abandon, ce partage ne sera pas le même. C’est aussi à l’État et pas seulement au marché de dire ce qui est bon pour la collectivité.