Professeur de géopolitique de l'énergie à l’Université libre de Bruxelles
Président de la Société européenne des Ingénieurs et Industriels
Ce week-end, le monde de l’énergie délaissera le Mondial de football pour s’intéresser à la rencontre ministérielle de l’OPEP à Vienne. Des grandes manœuvres sont en cours, non pas tellement pour décider des « allocations de production » - pléonasme employé par l’OPEP pour ne pas parler de « quotas de production », ce qui aurait une connotation négative - mais des positionnements géopolitiques dans le nouveau monde en construction.
Flash-back. Au début des années 1970, dans la droite ligne du malthusianisme, le Club de Rome propage une nouvelle vague de peur en s'appuyant sur des craintes fournies par des ordinateurs : tout le monde a cru que la fin du pétrole annoncée pour 2000 était une vérité scientifique. À l’époque, la modélisation était innovante et donc attractive…
Cela a donné des idées au colonel Kadhafi qui parvint à convaincre les autres pays arabes qu’il fallait utiliser l’arme du pétrole pour contraindre les pays occidentaux à abandonner leur soutien à Israël, provoquant la crise pétrolière de 1973 (une crise de l’approvisionnement pétrolier déclenchée par un embargo pétrolier). La révolution islamique de 1979 en Iran a créé un second embargo pétrolier.
Il n’y a depuis plus eu de telles crises car les soubresauts des prix n’ont plus créé de pénurie pétrolière. Au-delà des terribles conséquences économiques, ces crises - avec notamment des dimanches sans voitures - ont fortement marqué les esprits et fait réaliser combien nos vies modernes sont dépendantes du pétrole qui mérite bien son nom d’or noir. Ce formatage a duré 40 ans. Nous vivons dans l’ère de l’abondance des énergies fossiles de sorte qu’il ne peut plus y avoir d’embargo(1).
L’analyse de la rencontre de l’OPEP doit être faite à la lumière de cette nouvelle situation. Non seulement le grand public ignore cette réalité mais les médias non spécialisés continuent de vivre dans l’ancien paradigme. C’est ce qui explique aussi la popularité, la croyance et la frénésie pour les solutions extravagantes visant à remplacer le pétrole. Mais, et c’est plus grave, des pays producteurs refusent également de voir cette nouvelle réalité. Ils espèrent encore pouvoir avoir un rôle de contrôle sur le marché mondial comme ils l’ont eu pendant une quarantaine d’années.
C’est ce qui explique les différentes positions à Vienne. D’un côté, essentiellement l’Iran et le Venezuela aux positions anti-américaines veulent rester ancrés dans l’ancien paradigme en limitant la production et ainsi maintenir un prix relativement élevé du pétrole brut. De l’autre côté, l’Arabie saoudite et la Russie plaident pour accroître la production de brut de manière à stabiliser le marché du fait des prévisions d’une demande croissante au cours du troisième trimestre de cette année.
Il est plus intéressant de regarder du côté de Washington plutôt que de Vienne…
L’ombre de la guerre par procuration en cours entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans différents pays du Proche-Orient sera bien présente lors de la rencontre de Vienne. En accord avec la volonté de Donald Trump de pénaliser le régime des mollahs, les Saoudiens sont déterminés à imposer une fois encore leur position comme ils l’ont d’ailleurs souvent fait du fait de leur position dominante au sein de l’OPEP grâce à leurs vastes réserves. Nous en saurons plus samedi.
Toutefois, il est plus intéressant de regarder du côté de Washington plutôt que de Vienne. L'agence américaine d’information sur l’énergie (EIA) affirme que les prix vont baisser au 2e semestre 2018, en raison d’une forte augmentation de la production de pétrole de roche-mère entraînant une offre supérieure à la demande. En 2019, l'EIA voit l'offre augmenter de 2 millions de barils par jour (Mb/j), contre une hausse de la demande de seulement 1,7 Mb/j. Le pétrole de roche-mère a bel et bien contribué à lancer la contre-révolution énergétique et cela n’est pas près de s’arrêter… D’autant plus que les progrès technologiques pour la production de ce pétrole non conventionnel ne sont pas à leur terme. Avec un coût de production autour de 35 $/baril, les producteurs américains n’ont rien à craindre des décisions qui seront prises ou non lors de cette rencontre de l’OPEP.
Ce que veut Trump, c’est écrire une nouvelle géopolitique du monde…
Une autre menace pèse sur l’OPEP. A-t-on oublié que Donald Trump a déjà annoncé ce qu’il compte faire en matière de pétrole ? Puisqu’il fait ce qu’il a annoncé jusqu’à présent, certains membres de l’OPEP feraient bien d’y prêter attention. Il est sérieux lorsqu’il affirme : « we have ended the war on American energy. […] We are now very proudly an exporter of energy to the world »(2). Il l’est aussi lorsqu’il annonce qu’il est déterminé à obtenir l'indépendance énergétique vis-à-vis du cartel de l'OPEP et de toutes les nations « hostiles » aux intérêts américains.
« En même temps, nous travaillerons avec nos alliés du Golfe pour développer une relation énergétique positive dans le cadre de notre stratégie antiterroriste », précise-t-il. Se préoccuper du volume de l’augmentation de la production de l’OPEP et de la Russie, c’est regarder le doigt quand on montre la lune. Ce qui intéresse Trump, ce n’est pas une hausse de la production de 500 000 barils par jour, voire de 1,5 M/j. Ce qu’il veut, c’est écrire une nouvelle géopolitique du monde et la géopolitique de l’énergie créée par l’abondance des énergies fossiles va l’y aider.
Plus important encore. Le Congrès américain discute actuellement un projet de loi intitulé « Bill to amend the Sherman Act to make oil-producing and exporting cartels illegal »(3) ou en abrégé NO-OPEP. Sur la base du Sherman Antitrust Act de 1890, les États-Unis avaient démantelé en 1911 l’empire pétrolier créé par John Rockefeller car il était devenu trop puissant. Les législateurs américains ont ressuscité cette loi Sherman en vue de l’appliquer à l’OPEP.
Le projet de loi a été présenté à la fin du mois de mai et a franchi sa première étape devant le comité juridique de la Chambre. Son adoption permettrait à l’administration Trump de poursuivre l'OPEP pour avoir manipulé le marché de l'énergie, avec à la clef d’éventuelles réparations se comptant en milliards de dollars. Au stade actuel, il ne semble pas évident de faire passer cette loi mais la détermination de Donald Trump pourrait toutefois faire aboutir cette initiative.
Quoi qu’il en sera, nous vivons des temps de chamboulement intéressants grâce à l’abondance des énergies fossiles…et tous les membres de l’OPEP feraient bien de l’admettre.
- Comme l’a montré Samuel Furfari dans ses derniers livres : The changing world of energy and the geopolitical challenges, 2017.
- State of the Union speech, 30 janvier 2018.
- A Bill to amend the Sherman Act to make oil-producing and exporting cartels illegal, mai 2018.