Marie-Christine Zélem

La vision de…
Marie-Christine Zélem

Sociologue de l’énergie
Professeur des universités

En postulant le caractère limité de la planète et sa dégradation imminente par les activités humaines, donc la menace pour la survie de l’homme sur Terre s’il continuait « as usual », les dernières négociations mondiales autour du climat, tout comme le projet de politique Énergie Climat proposé par la Commission européenne fin novembre 2016, ont signé une étape importante dans notre rapport au développement : la nécessité de trouver rapidement des solutions alternatives vers une société post-carbone. Il s’agit notamment de réduire au niveau européen les émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici à 2030.

Outre le fait qu’il n’a guère été envisagé de modifier vraiment nos modes de vie « à la baisse », une des difficultés majeures de ce projet est de concilier trois grands enjeux : sur la base d’une double performance économique et environnementale, le premier est celui de permettre aux pays occidentaux de généraliser à la planète un niveau de vie optimal qu’il s’agit de maintenir ; le second est de contribuer au rattrapage des pays « en développement » sur la base d’une justice climatique ; ces deux premiers objectifs sont assortis d’une condition, posée comme le troisième enjeu : apprendre aux citoyens du monde à consommer de façon moins énergivore.

Pensée à l’échelle planétaire, aller vers cette société post-carbone est compliqué car, selon un principe de solidarité, il s’agit de déployer les technologies occidentales pour faire entrer l’ensemble des pays sur un seul et même marché planétaire, tout en respectant l’environnement et en engageant des pratiques qui seraient moins gourmandes en énergie. Dans la continuité du Plan Marshall qui annonçait vouloir favoriser « l’amélioration du développement de la croissance » de toutes les régions du monde, on parle de faire émerger une « middle class mondiale ». Les pays les plus avancés maintiendraient leur niveau de vie (par le jeu de ce que d’aucuns nomment la « croissance verte »), alors que les autres pays accéléreraient leur course pour participer et contribuer à l’économie mondiale… Ainsi, c’est la globalisation qui reste au cœur de la fabrique du monde. Or, elle constitue un frein considérable au changement de paradigme énergétique dominant qui, parce qu’essentiellement technocentré, est et restera très carboné. En ce sens, il est peu crédible que le tableau énergétique s’améliore.

A l’échelle locale, cette étape nommée « transition » écologique, et en particulier énergétique, s’appuie sur des politiques publiques plutôt volontaristes dans leurs énoncés. Il s’agit, si possible dans un même élan et de manière cohérente, du développement des énergies renouvelables, de stratégies industrielles dans l’efficacité énergétique (à niveau de confort égal, les technologies pour la mobilité ou pour l’habitat doivent moins consommer d’énergie) et de l’engagement des territoires. S’ils sont respectés, ces cadres assez ambitieux peuvent permettre d’amorcer un changement dans certains domaines et pour certaines catégories sociales. Les territoires à énergie positive, les technologies performantes, la domotique ou les smart cities font partie de ce projet.

Porté par la révolution numérique, ce projet de société repose sur des modèles économiques qui font la part belle à des représentations d’un monde dans lequel les pratiques individuelles fonctionnent comme de simples variables d’ajustement. Alors que durant tout le XXe siècle, les pratiques énergivores étaient flattées, dans une période de tension énergétique, ces mêmes pratiques sont qualifiées comme pathologiques. Il convient alors de les infléchir vers des formes « d’attention énergétique ».

Ainsi, au-delà des grandes batailles autour des scénarios possibles, la transition énergétique compte aussi et beaucoup sur un changement plus complexe : celui des pratiques sociales, que d’aucuns réduisent aux comportements, ou élèvent au rang de modes de vie, vers plus de sobriété. Et là, comme par miracle, mais surtout parce qu’on ne sait pas « faire changer » les comportements, on s’appuie sur les principes de « l’empowerment » et l’on brandit la solution de « l’accompagnement ».  C’est ainsi que l’on ne touche pas (ou juste à la marge) à l’offre disponible. On place alors les consommateurs d’énergie en qualité « d’experts responsables de leurs choix », même si le choix de la grande majorité d’entre eux, mis en situation contrainte, se réduit à arbitrer entre une voiture et une voiture, une passoire énergétique et une passoire énergétique…

Quant à la solution de l’accompagnement, elle considère d’emblée les consommateurs d’énergie comme incompétents et les place dans une posture qui consiste à les prendre par la main pour qu’ils s’adaptent aux configurations urbaines, aux modes constructifs et aux équipements qui les environnent. Dans cette configuration, on ne questionne absolument pas les technologies qui fonctionnent comme des évidences. On ne se pose même pas la question de savoir comment appréhender une société où, au lieu de réfléchir au « comment aller vers une vraie culture de sobriété » (qui suppose d’accorder de la valeur aux économies d’énergie, de promouvoir une éducation en adéquation avec le projet d’une société moins énergivore, d’enseigner les principes du low-tech, du slow-food, de l’économie du partage, de faire monter en compétences les professionnels, et qui suppose aussi que les « autres grands » donnent l’exemple…), on imagine une société d’assistés qui, accompagnés, viendraient compenser les dépenses énergétiques d’une société énergivore.

De fait, nos sociétés vont devoir faire face à des inerties sociétales qui sont peu prises en compte dans les modèles économiques ou dans les divers scénarios énergétiques. Non qu’il s’agisse d’un oubli ou d’une « secondarisation » de cet aspect social de l’énergie, mais bien plutôt parce qu’il est quasiment vain d’imaginer quels pourraient être les modes de vie d’ici 2050. On atteint là purement les limites de notre capacité à imaginer les futurs possibles.

Dans le meilleur des mondes, compte tenu de la priorité suprême accordée à l’approche économiste et aux addictions consuméristes qu’elle entretient, d’après le scénario le plus optimiste, tous les pays seront en passe d’atteindre un même stade de développement et tous leurs citoyens pourront prétendre à un même niveau de confort. Toutefois, dans la pensée dominante, le monde de demain sera un monde fortement technicisé et, paradoxalement, ce « toujours plus de technologies » se traduira par une hausse globale des consommations d’énergie. En ce sens, la croissance verte, comme le développement durable en son temps, fonctionne comme une utopie tant les interdépendances générées par le paradigme techno-économique actuel sont sclérosantes au regard de tous les projets de « déconsommation » énergétique.

parue le
10 avril 2017