La vision de…
Myriam Maestroni
Fondatrice et présidente de la société Économie d’Énergie
Présidente de la Fondation e5t
Il est toujours difficile d’imaginer le monde dans lequel nous serons amenés - pour ne pas dire condamnés - à vivre dans une trentaine d’années. L’exercice est d’autant plus périlleux que bon nombre de scénarios conçus par les auteurs de science-fiction les plus imaginatifs de la fin du siècle dernier semblent être devenus réalité, ou en passe de le devenir, pour le meilleur, certes, mais aussi pour le pire… C’est cette analogie qui me vient à l’esprit en étant amenée à réfléchir sur la question de l’énergie à l’horizon 2050.
Il a fallu moins de dix ans pour passer d’une situation du changement climatique presque totalement inconnue du grand public - jusqu’à ce qu’en 2005, Al Gore ne s’attelle à en décrire consciencieusement l’ampleur, vulgarisant ainsi des données scientifiques, sous le titre d’Une vérité qui dérange, et contribuant de la sorte à créer une prise de conscience brutale et planétaire - à une situation d’urgence absolue.
La création de l’Univers aurait démarré il y plus de 14,5 milliards d’années. Cela a pris 10 milliards d’années pour qu’apparaisse notre planète Terre, vieille de 4,5 milliards d’années. La vie humaine est quant à elle apparue il y a environ 200 000 ans, et il nous aura fallu moins de 300 ans pour menacer les conditions qui la rendent possible. Nous disposons désormais de moins de 30 ans pour redresser la barre…
Dans ce contexte, céder à la tentation de projeter une réalité qui relèverait d’une dystopie est forte… d’autant que mon imaginaire d’enfant reste marqué par un monde terrifiant oscillant entre la violence d’un Mad Max - dans lequel les grandes nations luttent pour le pétrole devenu denrée rare – et un Meilleur des mondes, dans lequel seule une élite, la caste des Alpha Plus, saurait comment agir et imposerait ses vues au reste d’une société composée de sous-êtres inaptes. Je n’ai malheureusement pas grand mal à transposer ce paradigme fictif dans un remix de « meilleur des mondes de l’énergie ».
Pour essayer d’approcher au mieux ce que pourrait être notre futur, il me paraît important de revenir sur quelques aspects de l’histoire. L’ancien monde de l’énergie tel que nous le connaissions jusqu’à la fin du XXe siècle, était construit dans une logique « top-down » avec un seul but : celui de veiller à la sécurité et éventuellement à la diversité des approvisionnements. Pendant des années, au début de ma carrière que je débutais dans le pétrole, on m’apprenait que le XXe siècle était le siècle du pétrole et que le XXIe serait celui du gaz.
Il a fallu bien peu de temps pour faire voler en éclats ce genre de certitudes qui paraissent d’ailleurs, avec le recul, bien simplistes. Une toute petite décennie, de 2000 à 2010, aura suffi pour commencer à comprendre que nous étions rentrés dans le « nouveau » monde de l’énergie. Un monde dans lequel il allait falloir évoluer plus vite que prévu, et dans lequel il appartiendrait désormais aux énergéticiens traditionnels de mener la mission en apparence la plus contre-intuitive que l’on puisse imaginer, à savoir aider leurs clients à consommer moins. Et cela, bien sûr, tout en imaginant de nouvelles approches pour continuer à rendre possible le progrès du monde toujours plus que largement dépendant de l’énergie, sans que l’humanité finisse par provoquer sa propre destruction dans un monde saturé de CO2.
Ces nouvelles approches, qu’elles soient à peine émergentes (telles la capture du CO2 ou le stockage de l’électricité sous de multiples formes), déjà opérationnelles et industrialisées (production d’électricité à partir de sources renouvelables maîtrisées telles que l’hydraulique, le solaire ou l’éolien), ou en phase de le devenir (tel le vecteur hydrogène), viennent nourrir mon cerveau droit, spécialiste du traitement de l’information holistique. C’est sans doute parce que je n’ai jamais vraiment cru à la solution miracle mais plutôt à la mise en œuvre de tout ce qui pouvait contribuer directement ou indirectement, massivement ou marginalement à la création du monde post-carbone.
Luc de Brabandere, spécialiste en créativité au Boston Consulting Group, explique(1) qu’une «pensée linéaire et rationnelle marche bien dans un monde certain, dans lequel nous pouvons planifier notre avenir; mais dans un monde incertain, complexe et en mouvement comme le nôtre, c’est fini. Ce qui fait la différence, désormais, c’est l’audace de s’ouvrir à la nouveauté, à l’imagination, à la capacité à sortir du cadre de ses compétences, avant d’y retourner et d’y appliquer raisonnablement ses nouvelles idées »… C’est sans doute forte de ces convictions profondes(2) que je n’ai jamais vraiment pu ou voulu croire que lucidité pouvait s’accorder avec pessimisme ou défaitisme(3).
J’aime à imaginer le monde dans lequel nous vivrons dans à peine plus de trente ans comme un monde dans lequel nous nous réjouissons collectivement d’avoir su relever l’un des plus grands défis auquel l’humanité ait été confrontée dans son histoire : celui de limiter le réchauffement climatique. Bien sûr on a entre-temps dû, tant bien que mal, s’adapter malgré tout aux conséquences de ce réchauffement. Mais nous nous employons à mettre au point et à développer des technologies (aujourd’hui encore embryonnaires) qui permettent de restaurer des conditions de vie durables sur notre Terre, toujours aussi belle malgré les sévices climatiques qu’elle a subies et qui en ont modifié certains contours.
Ce monde de l’énergie post-carbone a pris un bon coup de « smart » en utilisant des technologies de plus en plus sophistiquées et consolidées par l’intelligence artificielle pour gérer l’ensemble des questions liées à la production et à l’utilisation rationnelle de l’énergie. C’est une partie du scénario. Il ne pourra devenir réalité que si on s’attache à bien prendre en compte la complexité de l’ensemble des enjeux au niveau international, tant sur le plan technique que - et surtout - sur le plan de notre responsabilité individuelle et collective.
Ainsi, en 2050, on a déjà d’abord pratiquement éliminé le gaspillage énergétique. Des millions de logements qui surconsommaient ont été rénovés, car cet acte est devenu aussi naturel que celui qui nous a tous conduit un jour ou l’autre, dans le monde d’avant, à changer - pour des raisons d’abord esthétiques - nos cuisines et nos salles de bain. Il en est de même de l’ensemble des bâtiments tertiaires et industriels dont bon nombre ont été entièrement reconstruits en appliquant les normes et les technologies les plus sobres en matière de consommation d’énergie.
En 2050, tous les Terriens ont appris à devenir des « éco-consomm’acteurs » et ils sont tous formés et sensibilisés à la sobriété énergétique, assistés par des technologies et des intelligences artificielles qui les aident à mieux gérer ce sujet au même titre que l’argent dont on dispose dans ce qu’autrefois on appelait nos comptes en banque.
En 2050, les énergéticiens traditionnels les plus agiles ont réussi à se réinventer et utilisent toute une panoplie de nouvelles technologies qui continuent à permettre l’évolution du monde sans que cela se fasse au détriment des conditions de la vie. Les plus réticents et négligents ont disparu, asphyxiés par le manque de financements qui se sont depuis longtemps déjà réorientés vers l’économie décarbonée (ça a d’ailleurs commencé dès 2018), d’une part, et totalement délaissés par des clients mieux informés, plus conscients et extrêmement exigeants sur l’ensemble des aspects de la proposition de valeur à garantir.
De nouveaux acteurs totalement inconnus dans l’ancien monde de l’énergie se sont durablement implantés avec des solutions complètement intégrées de la production vers le consomm’acteur-producteur et inversement. En 2050, les grands équilibres géopolitiques construits autour des enjeux liés au pétrole et au gaz se sont réétalonnés. Le pouvoir a changé de camp et s’établit autour des nations et communautés désormais devenues indépendantes sur le plan énergétique grâce à l’exploitation rationnelle des énergies renouvelables et locales, dans une économie sans doute de plus en plus électrifiée.
Les zones encore en retard sur cette logique bénéficient de la production d’énergie renouvelable transportée et stockée sous des formes innovantes. Les fonds débloqués pour aider les pays qui ont depuis peu généralisé l’accès à l’énergie sont ciblés et suivis - installation par installation - avec un contrôle des performances devenu possible grâce à la généralisation des technologies les plus en pointe, avec un partage global des expériences locales.
En 2050, on se déplace avec des véhicules propres dont le plus ancien est sorti des lignes de fabrication en 2035, ceci en privilégiant des déplacements groupés et solidaires. Enfin, on a appris à capturer une partie du carbone de l’atmosphère et à le réutiliser sous des formes durables et plus du tout nocives pour l’atmosphère. Il a d’ailleurs, enfin, acquis une vraie valeur marchande qui permet d’accélérer la phase de récupération et de recommencer à envisager, peut-être pour le siècle d’après, notre planète, encore parfois si belle, réconciliée avec les principes de la vie humaine.
- Pensée magique, pensée logique, Éditions du Pommier, 2008.
- Ces convictions m’ont conduite à publier en 2018 mes travaux sur l’intelligence émotionnelle, créatrice de valeur à partir des intangibles.
- C’est sans doute également ce même parti pris qui m’a souvent incité à prendre des décisions improbables comme, et pour n’en citer une seule, celle qui me conduisit, dès 2011, après 20 ans passés dans le secteur du pétrole et du gaz, à aller visiter l’autre côté du miroir en créant - à partir de zéro - la société Economie d’Energie qui se lançait dans l’incroyable aventure de penser le monde de l’énergie à partir de l’usager, promu client et, dans la foulée, « consomm’acteur ». Ce dernier allait enfin acquérir le pouvoir d’exercer son libre arbitre pour déterminer en meilleure connaissance de cause ses choix énergétiques. Étrange coïncidence : ce pouvoir est arrivé concomitamment à la responsabilité de cogérer le devenir de notre planète aux côtés de l’ensemble des autres parties prenantes (gouvernements, élus, entreprises, ONG, etc.). Cette inflexion dans ma trajectoire personnelle m’a sans doute permis de mobiliser toute la confiance et la foi dans la sagesse et dans l’intelligence humaine pour parvenir à construire des comportements et des stratégies résilientes de nature à mieux répondre aux circonstances et perspectives les plus préoccupantes. Lorsque celle-ci vient se conjuguer aux talents d’innovation, de créativité et d’entreprise, et, quand elle s’additionne, de surcroît, avec une mobilisation sans précédent, le pire n’est plus certain du tout.