La vision de…
Pierre Papon
Spécialiste de la physique des états de la matière
Ancien directeur général du CNRS et ancien PDG de l’Ifremer
L’énergie confronte la planète à trois défis redoutables : assurer un accès à l’énergie aux habitants des pays les plus pauvres, limiter le réchauffement climatique et diminuer l’exploitation des énergies carbonées non renouvelables. L’accès des pays pauvres à une énergie moderne (un milliard trois cent millions d’habitants de la planète n’ont pas accès à l’électricité) est un objectif du programme de l’ONU pour le développement durable. Quant à l’utilisation massive des énergies fossiles (plus de 80% de l’énergie primaire aujourd’hui), elle est le principal facteur du réchauffement climatique.
Les réserves exploitables d’hydrocarbures, de charbon et d’uranium ne nous exposent certes pas à des risques de pénuries avant la fin du siècle, mais le problème se poserait pour des métaux « critiques » (des terres rares et le lithium) si les énergies renouvelables (le solaire et l’éolien) montaient rapidement en puissance.
Une transition énergétique s’impose pour répondre à ces défis : sortir avant la fin du siècle des énergies carbonées en leur trouvant des substituts afin de diminuer drastiquement nos émissions de gaz carbonique. C’est l’objectif fixé par l’accord de Paris, en 2015 lors de la COP21, afin de « limiter la hausse de la température moyenne de l’atmosphère terrestre nettement en-dessous de 2°C ». Pour l’atteindre nous pouvons agir sur quatre « variables clés » : l’efficacité énergétique pour économiser l’énergie, l’urbanisation, la science et la technique afin de préparer des ruptures et l’innovation sociale afin de faire évoluer nos modes de vie et le travail.
La transition énergétique ne sera pas un long fleuve tranquille car elle se heurtera à des obstacles géopolitiques, les palinodies américaines actuelles en sont un exemple, et technico-économiques. L’horizon 2030 sera sans doute une étape importante dans la mesure où les nouvelles filières renouvelables de production d’électricité auront atteint, voire dépassé, le cap de leur rentabilité économique (hors subventions) : c’est très probable pour l’éolien terrestre et offshore à l’échelle mondiale, ainsi que pour le solaire photovoltaïque et à concentration dans les pays à fort ensoleillement, la question restant ouverte pour des pays comme la France (une alternative aux cellules solaires au silicium à rendement élevé restant encore au stade du laboratoire). L’intermittence de ces filières demeurera un sérieux obstacle à leur utilisation qui requiert un stockage de l’électricité. L’augmentation des performances techniques et économiques du stockage électrochimique avec des batteries est un verrou à faire sauter qui conditionne le développement des véhicules électriques.
Une prospective à l’horizon 2050 permet de faire une hypothèse : en l’absence de crise géopolitique mondiale jamais exclue, la planète sera, vraisemblablement, engagée dans une stratégie de sortie du carbone. Le déclin du charbon serait fortement amorcé et, avec le gaz et le pétrole, les énergies fossiles ne représenteraient plus que 45 à 50% de l’énergie primaire mondiale. L’autre moitié du mix serait constitué par les énergies renouvelables, assurant la moitié de la production électrique (l’hydroélectricité et l’éolien en tête devant le solaire), la bioénergie (bois et biocarburants) et le nucléaire. La filière nucléaire à l’uranium contribuerait à 15-20% de la production mondiale d’électricité, celle des surgénérateurs au plutonium en serait encore au stade des prototypes, tandis que plusieurs pays testeraient des réacteurs au thorium.
Dans le bilan des paris gagnés pourraient figurer des cellules solaires avec un rendement supérieur à celui du silicium (25% au maximum en 2016), des batteries utilisant des alternatives au couple lithium-ion, des procédés génétiques pour la production de biocarburants se substituant partiellement à l’essence et au kérosène. Parmi les déceptions figureraient la percée trop lente du captage et du stockage souterrain du CO2 (handicapé par ses coûts), l’utilisation de l’hydrogène comme vecteur énergétique, reconnue comme une impasse technico-économique, et la fusion thermonucléaire qui, faute d’avoir fait ses preuves, resterait le « Saint Graal » de l’énergie… L’énergie marine et la géothermie seraient des filières de niche.
Dans la plupart des pays développés, la production d’électricité serait assurée par un trio : grandes entreprises nationales (sur le modèle d'EDF), entreprises locales (des coopératives) utilisant les filières éolienne et solaire, particuliers produisant une électricité partiellement autoconsommée. Des innovations dans l’organisation des villes (écoquartiers, nouveaux modes de transport publics à motorisation électrique) et du travail (utilisation des automatismes, télétravail, nouveaux métiers dans les filières énergétiques) permettraient d’économiser l’énergie.
En 2050, le centre de gravité de la géopolitique mondiale de l’énergie se sera déplacé de l’Occident vers l’Asie. En 1990, près de 60% de la demande mondiale d’énergie primaire émanait des pays de l’OCDE, celle des pays asiatiques (hors Japon) et du Moyen-Orient n’en représentait que 20%. La situation s’inverserait d’ici 2050 : les pays de l’OCDE consommeraient environ 30% de l’énergie mondiale et les pays asiatiques la moitié, les pays hors-OCDE produisant les deux-tiers de l’électricité mondiale. La Chine et l’Inde seront probablement les fers de lance de la transition vers une énergie à bas carbone et vers les véhicules électriques.
S’agissant des pays en développement, notamment ceux de l’Afrique subsaharienne, il est peu probable qu’ils parviennent à pallier leur handicap énergétique d’ici 2050, faute d’investissements, d’une maîtrise de leur urbanisation et de leur croissance démographique. La disette énergétique, conjuguée dans certaines régions (le Sahel notamment) à l’impact du réchauffement climatique, amplifierait des mouvements migratoires déstabilisants provoquant des tensions internationales.
La transition énergétique n’atteindra ses objectifs qu’au prix d’importants investissements dans la recherche et l’innovation afin de faire sauter les verrous techniques et préparer des ruptures techniques. Elle suppose une politique volontariste pour les villes du futur et, en France, une nouvelle répartition des rôles de l’État et des collectivités territoriales en matière d’énergie. Une nouvelle donne énergétique mondiale ne s’imposera qu’à travers des coopérations multilatérales, corrigeant les iniquités dans l’accès à l’énergie (l’action de l’Agence internationale de l’énergie atomique s’avérant indispensable dans le nucléaire).
Un accord international sur la taxation des émissions de CO2 catalyserait la sortie des énergies carbonées et financerait des transferts de technologie. Faute d’une taxe unique, des accords régionaux se mettraient en place d’ici 2050. Quant à l’Europe, il reste à espérer qu’elle sera enfin parvenue à s’engager dans une politique énergétique commune afin de mutualiser des infrastructures, monter des programmes de recherche, développer des énergies nouvelles, et peser dans les négociations internationales.
« Il faut donner du temps au temps » faisait dire Cervantès à Sancho Panza dans Don Quichotte, cette affirmation s’applique à la transition énergétique dans la mesure où celle-ci sera une entreprise de longue haleine qui impose de réhabiliter le long terme ainsi qu’une bonne dose de volontarisme politique pour faire des choix.
Pierre Papon a rédigé plusieurs ouvrages consacrés à l’énergie, dont « 2050 : quelles énergies pour nos enfants » aux éditions Le Pommier (2017).