Joël Bultel a été Directeur de la centrale nucléaire de Flamanville de juillet 1992 à juin 1995.
Dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, des grandes décisions précédemment prises par le pouvoir politique ont été remises en cause au plus haut niveau de l’État. Des urgences sociales, sanitaires, économiques ont entre autres été mises en lumière à cette occasion. Le chef de l'État a affirmé le 14 juin s’atteler à « la reconstruction d'une économie forte, écologique, souveraine et solidaire »(1).
Mais en matière d’énergie, le gouvernement annonce vouloir poursuivre la transition énergétique sans y réviser la place accordée à l’énergie nucléaire… Le premier réacteur de la centrale de Fessenheim a été arrêté définitivement le 22 février 2020 et le second le sera le 30 juin. Par ailleurs, la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) 2019-2028 a confirmé la réduction de la part du nucléaire à 50% du mix électrique de notre pays à l’horizon 2035 et la fermeture anticipée d’ici là de 12 réacteurs (hors Fessenheim), avec des conséquences dommageables pour les bassins d'emplois et l’économie des régions concernées.
Pourtant l’énergie nucléaire devrait avoir toute sa place dans la relance souhaitée aujourd’hui par le Président de la République et justifier ainsi une révision de la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV)(2) en cohérence avec les objectifs de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC)…
Économie forte… Alors que la France doit faire face à une grave crise économique, peut-on croire qu’elle soit assez riche pour gaspiller une dizaine de milliards d’euros(3) en arrêtant la centrale de Fessenheim, très rentable et, dans le même temps, continuer de subventionner à hauteur de plus de 5 milliards d’euros chaque année (chiffre en croissance permanente) des éoliennes qui rencontrent une hostilité croissante de la population concernée par des projets d’implantation, mais aussi par des panneaux solaires qui sont importés en grande majorité ? Qui plus est, ces installations lourdement subventionnées (au profit de promoteurs qui n’ont pas eu à souffrir de la crise) ne servent quasiment plus à réduire nos émissions de gaz à effet de serre(4).
Économie écologique… Les orientations de la PPE sont contraires aux objectifs de la SNBC puisqu'elles réduisent le nombre de centrales nucléaire qui ne rejettent que 6 g de CO2 par kWh, soit en moyenne environ 8 fois moins que le solaire et 2 fois moins que l'éolien selon l'Ademe (analyse de cycle de vie)(5). Alors que l’Allemagne a encore démarré une grande centrale au charbon en mai 2020(6) et que la France diffère l’arrêt des siennes, la priorité donnée à la réduction des émissions de gaz à effet de serre et au respect des engagements de l’accord de Paris pour le climat n’est-elle qu’un rideau de fumée ?
Économie souveraine… La fermeture de la centrale de Fessenheim, qui générait jusqu’ici de l'ordre de 2% de la production électrique annuelle de la France (en 2019, la centrale de Fessenheim a produit près de 12,3 TWh, soit plus du tiers de l’ensemble de la production éolienne en France métropolitaine(7)) - aujourd’hui rayée d’un trait de plume alors qu’elle aurait pu continuer à fonctionner de nombreuses années - est en contradiction avec les recommandations de l’Autorité de sûreté nucléaire qui appelle à accroître les marges de production.
Alors que le nucléaire a donné l’exemple ces derniers mois de sa capacité à répondre aux besoins d’un réseau électrique malmené par les variations des éoliennes(8), que penser des propos d’Élisabeth Borne qui s’inquiète à juste raison d’un passage problématique du prochain hiver alors qu’elle contribue à la réduction du parc nucléaire ? Ce qui n’empêchera pas d’attribuer à cette filière industrielle la responsabilité d’une éventuelle pénurie de production d‘électricité.
Économie solidaire… Les orientations actuelles sur le nucléaire conduisent à la mort lente du 3e secteur industriel français, fort de 225 000 emplois. Alors que la crise actuelle serait la cause de plus de 500 000 suppressions d’emplois et autant de chômeurs(9), faut-il que l’État en rajoute, en supprimant par exemple à Fessenheim près de 2 000 emplois directs et 3 000 emplois indirects dans une région déjà durement touchée(10) ? Il y a bien d’autres urgences, dont la reconstruction de notre système de santé et la ré-industrialisation du pays.
Au-delà des clivages politiques traditionnels et des considérations partisanes, le pays a besoin d'entendre un langage de raison sur un dossier essentiel pour son avenir. Toute approche idéologique étant inadaptée aux enjeux du « Monde d’après ».
Outre Joël Bultel, figurent entre autres parmi les signataires de cette tribune :
- Pierre Carlier, ancien directeur du Parc nucléaire français
- Alain Desgranges, ancien directeur de la centrale du Blayais 3/4
- Jean Fluchère, ancien directeur de la centrale du Bugey
- Claude Jeandron, ancien directeur de l’environnement d’EDF
- Alain Marcadé, ancien directeur technique de la centrale de St-Alban
- Dominique Point, ancien directeur de l’Inspection Nucléaire
- Georges Sapy, ancien responsable de projets nucléaires à l’export en Asie
- Philippe Sasseigne, ancien directeur du Parc nucléaire français
Le « Collectif d’anciens responsables du parc nucléaire français » rassemble plus de 500 ingénieurs et cadres ayant travaillé une bonne partie de leur carrière dans le secteur de l’énergie. Ils sont engagés dans la lutte contre les changements climatiques et font la promotion des atouts des énergies décarbonées pilotables comme l’hydraulique ou le nucléaire.
- Adresse aux Français, Élysée, 14 juin 2020.
- Loi n°2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.
- Somme de l’indemnisation immédiate d’EDF par l’État (500 M€) et du manque à gagner cumulé de 2020 à 2041.
- Les subventions aux énergies renouvelables sont régulièrement évaluées par la CRE. Le contenu en CO2 de notre mix électrique est disponible en temps réel sur https://www.electricitymap.org/map
- Bilan GES de l’Ademe.
- La centrale de Datteln 4 a été mise en service commercial le mois dernier et émettra en moyenne 9 millions de tonnes de CO2 chaque année.
- La production éolienne en France métropolitaine a atteint 34,1 TWh en 2019.
- Avril 2020 : l’électricité confinée, blog de Sylvestre Huet, 10 juin 2020.
- Emploi salarié - premier trimestre 2020, Insee.
- Sans compter les 50 millions d’euros de taxes locales que la centrale versait chaque année.