Ingénieur dans le secteur de l'énergie
Auteur du livre Énergies (Tana Éditions)
Lors de l’extraction du pétrole, le gaz constitue parfois un coproduit « gênant ». La faiblesse de son cours et l’extraction croissante de brut dans des régions isolées conduit certains États et entreprises à le « torcher », c'est-à-dire à le brûler en sortie de puits. L’effondrement actuel du prix du pétrole risque d’augmenter le recours à cette pratique (notamment aux États-Unis), qui n’est pas sans conséquence sur le climat.
Près de la moitié de l’augmentation de la consommation énergétique mondiale en 2018 a été satisfaite par du gaz, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE)(1). La forte progression de cette source d'énergie s’explique notamment par la volonté de certains États tels que la Chine d’améliorer la qualité de l’air en ville en y réduisant l’usage du charbon. La hausse du prix du carbone dans certaines régions comme l’Union européenne contribue également à substituer du méthane au charbon pour la production d’électricité.
Le boom du gaz tient enfin et surtout à la faiblesse de son prix, le gaz associé à l’extraction du pétrole, notamment « de schiste », inondant les marchés. Cette tendance sur les prix s’est encore accentuée ces derniers mois avec le confinement d’une large partie de la population mondiale en réponse à la pandémie de Covid-19(2) – une politique qui a entraîné une forte baisse de la demande de pétrole et de gaz et a conduit à l’effondrement de leurs cours.
La faible valeur économique du gaz fossile favorise une pratique dans certains pays producteurs de pétrole qui consiste à « torcher » le gaz associé à l’extraction du brut. Si le volume ainsi brûlé en sortie de puits dans le monde est globalement stable, autour de 145 milliards de mètres cubes (Gm3) par an depuis 2014, certains pays ont de plus en plus recours à cette pratique selon la Banque mondiale(3): citons notamment l'Iran (+ 5,1 Gm3 torchés entre 2014 et 2018), l'Irak (+ 3,8 Gm3), la Russie (+ 3,0 Gm3) et les États-Unis (+ 2,7 Gm3).
Le gaz, sous-produit pas toujours désiré de l’extraction du pétrole
Depuis le passage du pic mondial d’extraction de pétrole conventionnel en 2008(4), ce sont les pétroles dits « non conventionnels » – surtout les pétroles « de schiste » américains – qui permettent de répondre à une demande mondiale structurellement croissante. Les gisements contiennent aussi du gaz, libéré lors de la récupération de l’or noir.
Le gaz est une source d’énergie de moindre valeur que le pétrole : il est moins dense énergétiquement et plus complexe à transporter et à stocker. Le convoyer jusqu’à des sites d’exportation ou de consommation (régions peuplées) nécessite des infrastructures coûteuses : usines de purification (le gaz en sortie de puits contenant de nombreux autres composés que le méthane : eau, CO2, molécules soufrées, etc.), gazoducs, terminaux gaziers…
Dans le même temps, l’abondance du gaz associée au manque d’infrastructures de transport et de traitement entraîne son prix vers le bas dans les lieux où il est extrait. Au « nœud gazier » de Waha au cœur du bassin permien (Texas), le gaz a ainsi atteint l’an dernier des valeurs négatives allant en avril jusqu’à moins 4 dollars par million d’unités thermiques britanniques ($/MBtu, le Btu étant une unité d’énergie)(5), contre un prix moyen de 2,5 $/MBtu dans le reste des États-Unis(6)… Il est difficile d’investir dans ces conditions, et plus rentable de brûler le gaz non désiré.
Y a-t-il des perspectives d’amélioration ?
En 2018, 82% du gaz torché ou directement relâché dans l’atmosphère aux États-Unis l’a été dans les États du Texas (extraction du pétrole dans le désert) et du Dakota du Nord (peu peuplé)(7). Deux voies permettraient de diminuer ce gaspillage : la première serait de réduire volontairement l’extraction de pétrole, ce qui semble difficilement envisageable face à une demande croissante (hors situation exceptionnelle comme la crise actuelle du coronavirus) et en considérant les difficultés économiques des entreprises extractrices. La seconde consisterait à investir dans des infrastructures permettant de convoyer le gaz vers des zones plus peuplées ou de l’exporter.
Cependant, depuis qu’elle a vu le jour, l’industrie du « schiste » n’est globalement pas rentable. Elle se finance en empruntant et en émettant des actions, ce qui devient de plus en plus complexe. La situation des industriels du « schiste » était déjà difficile avant la pandémie. Avec l’effondrement des cours du baril de brut (pour le WTI, autour de 27 $/b le 7 avril 2020 contre environ 60 $/b en janvier (8)) résultant du fort ralentissement de l’activité économique mondiale dû au coronavirus, elle se retrouve dans une situation critique. Cette industrie n’a pas les moyens d’investir dans des infrastructures gazières, d’où la souplesse des autorités américaines (par exemple la Railroad Commission au Texas) vis-à-vis de la pratique du torchage.
Le méthane ayant un effet de serre bien plus important que celui du CO2, il est évidemment préférable de le brûler – ce qui émet du CO2 et de l’eau – plutôt que de le relâcher dans l’atmosphère. S’il n’était pas brûlé, son inflammabilité présenterait également des risques d’explosion. Cependant, selon l’AIE, cette pratique aurait in fine entraîné l'émission de 270 millions de tonnes de CO2 en 2017 au niveau mondial, ce qui équivaut à plus de la moitié des émissions annuelles de gaz à effet de serre en France(9). À cela, il faudrait ajouter le méthane directement relâché dans l’atmosphère par l’industrie pétro-gazière, via des fuites et rejets volontaires. L’AIE estime que ces émissions s'élèvent à environ 80 millions de tonnes de méthane par an, soit 2,4 milliards de tonnes équivalent CO2(10). Cela représente plus de 5% du total des émissions anthropiques mondiales de gaz à effet de serre.
Au regard du contexte – faiblesse du prix du gaz et situation économique critique des industriels du schiste – il semble très peu probable que la situation évolue positivement de manière volontaire via un durcissement des réglementations. Une hausse du prix du baril pourrait avoir un effet positif en apportant des marges aux industriels, en revalorisant le gaz à la hausse et en incitant à économiser le pétrole, mais il faudrait déjà qu’elle compense l’effondrement causé par la pandémie de Covid-19... En outre, une forte augmentation du prix du baril pourrait également motiver des investissements dans l’exploration et le développement de nouveaux projets pétroliers, délétères pour le climat.
Un début de solution plus pérenne consisterait donc à travailler sur la demande de pétrole afin de la réduire dès aujourd’hui et année après année, en le substituant et en l’économisant. Dramatique pour beaucoup, le profond bouleversement de nos économies amené par la pandémie actuelle est également une occasion unique de réinterroger nos modes de vie et de construire un futur à la fois plus sobre, moins carboné et plus résilient. Ne la manquons pas.
- World Energy Outlook 2019, Agence internationale de l’énergie.
- 3,9 milliards de personnes au 30 mars 2020 selon Le Monde, « Coronavirus : quels pays sont confinés ? », 30 mars 2020.
- Global Gas Flaring Reduction Partnership, Banque mondiale.
- World Energy Outlook 2018, Agence internationale de l’énergie.
- Permian Basin natural gas prices up as a new pipeline nears completion, EIA, 6 septembre 2019.
- Oil Producers Are Setting Billions of Dollars on Fire, S. Jakab dans The Wall Street Journal, 10 janvier 2020,
- Natural gas venting and flaring increased in North Dakota and Texas in 2018, EIA, 6 décembre 2019.
- WTI : West Texas Intermediate. C’est un type de pétrole brut léger et peu sulfuré utilisé comme standard (avec le Brent de mer du Nord) pour la fixation des prix sur les marchés.
- Chiffres clés du climat France, Europe et Monde, édition 2019, CGDD.
- Tracking Fuel Supply, AIE, novembre 2019.