Jacques Percebois, professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)
Boris Solier, maître de conférences à l’Université de Montpellier, Expert Cyclope
La forte hausse des prix du gaz et de l’électricité depuis le début de l’été 2021 ne constitue peut-être que les prémices d’une hausse soutenue pour les mois qui viennent. Toutes les matières premières agricoles et minérales sont d’ailleurs soumises au même régime et pour les mêmes raisons, la forte reprise économique mondiale tirée par la Chine.
Il convient toutefois de relativiser un peu ces hausses selon l’année de base prise comme référence. En 2020, les prix de l’énergie avaient très fortement chuté en raison de la crise sanitaire. Par rapport à mars 2020, le prix du gaz constaté le 9 septembre 2021 sur le marché de Rotterdam s’est ainsi accru de 233% ; le prix du pétrole a plus que doublé dans le même temps. Mais si l’on prend 2018 comme référence, la hausse est beaucoup moins sensible : les prix du gaz ont certes augmenté d’environ 150% mais les prix du pétrole s’établissent à des niveaux comparables.
Il ne faut tout d’abord pas confondre prix de gros et prix de détail de l’énergie. Si les prix auxquels producteurs et fournisseurs s’échangent l’énergie sur les marchés de gros orientent les prix payés par le consommateur final, ces derniers tiennent comptent également des coûts de transport et de distribution du pétrole, du gaz ou de l’électricité ainsi que des nombreuses taxes(1). Le prix de gros de l’énergie ne joue finalement que sur une petite partie du prix payé par le consommateur.
Il importe également de ne pas confondre prix du gaz ou de l’électricité et facture de gaz ou d’électricité (la facture dépend aussi du volume de gaz et d’électricité consommé). Un hiver très froid augmente la facture même si le prix du gaz n’augmente pas ; le développement du numérique et de la mobilité électrique est de nature à renchérir la facture d’électricité, à prix donné du kWh.
Les hausses de prix de l’électricité et du gaz ont des raisons communes mais elles ont également des spécificités qu’il convient de rappeler. Les marges de manœuvre des pouvoirs publics pour limiter les hausses à venir sont limitées mais elles existent.
Des raisons communes aux hausses de prix du gaz et de l’électricité
C’est la forte croissance économique observée depuis quelques mois, particulièrement en Chine, qui explique la hausse du prix directeur de l’énergie.
À cela s’ajoute la forte progression du prix du carbone sur le marché européen ETS : le prix de la tonne de CO2 est passé en quelques années de 5 à 60 euros (niveau de septembre 2021) et a été multiplié par 4 depuis mars 2020.
Comme une large partie de l’électricité est, dans l’Union européenne des 27, produite avec des énergies fossiles (près de 20% avec du gaz et 13% avec du charbon), toute augmentation des prix du gaz, du charbon et du CO2, se répercute mécaniquement sur le coût de production de l’électricité.
À cela s’ajoute la hausse du prix des certificats d’économies d’énergie, qui a été multiplié par deux depuis 2018 (pour atteindre 8 euros le MWh cumac).
Rappels sur les tarifs réglementés et offres de marché
Dans le cas du gaz comme dans celui de l’électricité, il existe en France des tarifs réglementés de vente (TRV) proposés par l’opérateur historique (EDF dans le cas de l’électricité, Engie dans le cas du gaz) et des ELD (Entreprises locales de distribution), fixés par la CRE, qui coexistent avec des prix dits en offre de marché (OM) pour les clients qui ont décidé d’abandonner le TRV en choisissant en général un fournisseur alternatif(2). Le TRV « bleu » en électricité est aujourd’hui réservé aux clients domestiques et aux petites entreprises ; le TRV en gaz est lui aussi réservé aux consommateurs domestiques ou assimilés et sa disparition est programmée en 2023.
Le TRV en électricité concerne encore 23 des 33 millions de clients domestiques et 2,7 des 5 millions de clients professionnels. En revanche, le TRV en gaz ne concerne que 3,3 millions de clients sur 11 millions(3). Un client en offre de marché a pu signer un contrat indexé ou non sur le TRV ou sur le prix de gros (il existe des contrats à prix fixe sur une certaine durée, deux ou trois ans par exemple) et il sera donc concerné par la hausse du prix du gaz sur le marché international ou par celle du coût de l’électricité si son contrat prévoit une indexation. Dans tous les cas, il paie les péages d’accès aux réseaux et les taxes.
La structure du « TRV gaz » est la suivante : 33% pour la molécule importée et la fourniture, 38% pour les réseaux et le stockage et 29% pour les taxes. La structure du « TRV électricité » n’est guère différente : 36% pour le coût de production, 31% pour les réseaux et 33% pour les taxes. Le tarif régulé du gaz est révisé tous les mois, pour suivre au plus près la volatilité des prix sur le marché international. Le tarif régulé de l’électricité n’est quant à lui revu que deux fois par an : début février et début août.
Hausse des prix : des raisons spécifiques au gaz et à l’électricité
Outre la conjoncture internationale, la hausse récente du prix du gaz s’explique aussi par la nécessité de reconstituer les stocks, l’hiver 2020-2021 ayant été long et froid. Elle est due également à la stratégie de rétention du principal fournisseur de l’Union européenne, la Russie (40% des importations) qui a refusé d’accroître le transit à travers l’Ukraine et a intérêt à montrer que l’Europe a besoin du nouveau gazoduc Nord Stream 2 dont la construction vient juste de s’achever (officiellement le 10 septembre 2021).
La mise en service de ce deuxième tronçon prévue d’ici fin 2021 devrait accroître l’offre disponible donc sans doute apaiser les tensions sur les prix dans les prochains mois. À cela s’ajoute une baisse des approvisionnements de l’Europe en GNL du fait d’une concurrence accrue avec l’Asie qui offre aux exportateurs des prix plus rémunérateurs (ce qui explique que beaucoup de méthaniers à destination de l’Europe aient été déroutés vers l’Asie).
La hausse du prix de l’électricité début février 2021 s’explique par la hausse du prix du MWh sur le marché de gros européen, liée largement à la hausse du prix du gaz et du quota de CO2 mais également au mécanisme particulier de fixation du tarif réglementé en France fondé sur une double logique : celle de l’empilement et celle de la « contestabilité ».
Depuis 10 ans, le tarif réglementé TTC a augmenté de 50% (et de 40% HT), ce qui prouve que la hausse des taxes a, comme celle des tarifs d’accès aux réseaux, contribué aussi à la hausse du prix. L’empilement consiste à fixer le tarif en additionnant tous les coûts (production, commercialisation, transport, distribution et taxes), le prix du MWh étant pour partie calé sur le niveau de l’ARENH (fixé à 42 €/MWh depuis 2012) et pour partie sur une moyenne des prix de gros, ce que l’on nomme « complément marché ». La « contestabilité », prévue par la loi, consiste à retenir une proportion de « complément marché » proche de celle des concurrents d’EDF avec le souci de permettre aux concurrents d’EDF de pouvoir rivaliser avec l’opérateur historique.
Les prix sur le marché de gros de l’électricité sont depuis quelques semaines très élevés (souvent supérieurs à 100 €/MWh alors qu’ils se situaient aux alentours de 46 €/MWh en moyenne en 2020) même si la volatilité est très forte. Ainsi le dimanche 8 août 2021, le prix de gros s’est établi en France à - 63,03 €/MWh à 14h et à + 68,05 €/MWh à 20h, soit un différentiel de 131 € le MWh en 6 heures de temps. Il faut donc s’attendre à une forte hausse du TRV en février 2022 si la tendance se poursuit. L’augmentation de la part des renouvelables intermittentes dans le mix électrique devrait accentuer la volatilité des prix sur le marché « spot ».
Quelles marges de manœuvre pour 2022 ?
En matière de gaz, la marge de manœuvre des pouvoirs publics est quasi nulle puisque le prix du gaz sur le marché international échappe totalement aux décisions de l’État français. En matière d’électricité, elle n’est guère plus grande puisque le prix de gros est lui aussi un prix européen du fait des interconnexions électriques.
Dans les deux cas, on peut certes « jouer » sur les taxes, la TICGN pour le gaz et la CSPE pour l’électricité. Cette CSPE est au départ destinée largement mais pas exclusivement à financer le surcoût des renouvelables (prix garantis ou complément marché). Comme ce financement s’opère de plus en plus par des prélèvements sur la TICPE (taxe intérieure sur la consommation d’énergie, assise sur la consommation de produits pétroliers), on peut concevoir que le législateur décide de réduire le montant de la CSPE, actuellement plafonné à 22,5 €/MWh. D’autant que les charges liées aux surcoûts des renouvelables vont se réduire à mesure que les contrats de rachats généreux accordés dans le passé arrivent à terme et sont remplacés par de nouveaux contrats bien moins rémunérateurs pour les producteurs.
La réforme annoncée mais repoussée du mécanisme de l’ARENH aurait pu (et pourrait encore) constituer un élément de solution. Si on accroît le volume d’ARENH (actuellement plafonné à 100 TWh par an) acheté par les concurrents d’EDF (ce qu’ils demandent), mais à condition d’en accroître un peu le prix comme le demande EDF (en passant de 42 à 50 €/MWh par exemple), on réduit du même coup le volume de « complément marché » acheté par ces concurrents (le prix moyen du « complément marché » est aujourd’hui bien au-delà de 50 €/MWh, plutôt aux alentours de 70 €/MWh), et donc indirectement la part du « complément marché » dans le TRV (qui représente aujourd’hui moins de 10% de ce tarif).
À court terme, les pouvoirs publics peuvent par ailleurs utiliser le levier du chèque énergie(4) pour tenter de limiter les effets de la hausse des prix du gaz et de l’électricité sur les ménages en situation de précarité énergétique. Les près de 6 millions de ménages modestes bénéficiant du chèque énergie vont recevoir en décembre 2021 un chèque supplémentaire de 100 euros, vient ainsi d'annoncer le gouvernement.
Cela ne suffira sans doute pas si les prix de l'énergie continuent à croître au rythme actuel. C’est pourquoi, au-delà de cette mesure de court terme, il convient de réviser en profondeur le dispositif du chèque énergie, dont le montant doit être révisé sur une base régulière pour tenir compte des augmentations des tarifs de l’énergie et qui doit bénéficier à un plus grand nombre de ménages en situation de précarité.
Le consommateur a, quant à lui, intérêt à limiter sa consommation de gaz et d’électricité et à examiner de plus près les offres de marché à prix fixe et à se détourner des offres de tarification en temps réel qui fleurissent depuis un certain temps avec le développement du compteur Linky. Mais les fournisseurs risquent de se montrer plus réticents à proposer des offres à prix fixe sur une longue période (au-delà de 2 ans) car ce sont eux qui alors prennent tous les risques...
- Taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques pour le pétrole (TICPE), taxe intérieure sur la consommation de gaz naturel (TICGN), taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE), TVA.
- Le client qui abandonne le TRV peut aussi opter pour un prix en OM auprès de l’opérateur historique.
- Sur les 8 millions de contrats de gaz en OM, 3,7 sont alimentés par Engie et 4,3 sont signés avec des concurrents.
- Le dispositif, qui a remplacé en 2018 les tarifs sociaux du gaz et de l’électricité, alloue aux ménages précaires une aide moyenne de 150 euros par an, sous forme d’un chèque utilisable pour régler une partie des factures d’électricité, de gaz ou de fioul. Son montant n’a pas été revalorisé depuis son introduction alors même que les prix de détail de l’énergie ont fortement augmenté sur la période (+ 9% pour l’électricité et + 13% pour le gaz entre 2018 et 2020).