La vision de…
Christophe Bonnery
Président de l’Association des Économistes de l’Énergie
Directeur de l’économie et de la prospective d'Enedis
Le propre des travaux de prospective économique est d’être faux dès qu’ils sont publiés. A tout le moins, c’est ce que disent nombre d’économistes de leurs propres travaux. La fausse modestie qui nous anime conduit à superposer les trajectoires des prévisions successives en pointant les erreurs d’anticipation.
Tous les domaines de la prospective de l’énergie sont concernés : prévisions erratiques des cours du pétrole, incapacité à prédire l’émergence des gaz de schiste, défaillance des évaluations des quotas sur le marché européen du carbone, défaillance de tenue des objectifs de développement des énergies renouvelables (EnR), camouflet de la renaissance du nucléaire, etc.
Les exercices de prospective sont périlleux mais l’expérience nous apprend comment devrait se profiler une plus grande maîtrise de cet exercice. Que sait-on sur les erreurs de la prévision ? D’abord que les modèles économiques ne valent que par la connaissance de leurs limites ? L’approche académique pose toujours les limites de certitudes. Le problème vient du fait qu’on lit plus les grosses lignes des résultats que les petites lignes des conditions de pertinence. Apprenons la communication modeste qui veut que les résultats n’ont de sens qu’assortis de l’expression de leur incertitude (comme l’indice de confiance de la météo).
Ensuite, les économistes savent que la qualité des résultats de la modélisation tient à la qualité des données qu’on introduit dans le modèle. Avec le même modèle économique, on pourrait faire s’entendre les pires extrêmes, simplement en utilisant les données qui leur conviennent. Sans étude de sensibilité, point de certitude.
Enfin, l’art de la modélisation s’est fortement amélioré. La théorie économique s’est enrichie, les données se sont étoffées, la puissance de calcul a explosé et s’est répandue. La diffusion de l’information, y compris grâce aux sociétés savantes comme l'International Association for Energy Economics (IAEE), a offert de vastes gisements de recherche dans tous les laboratoires, offrant ainsi des lectures plus vastes de la science économique. Vulgarisons, expliquons, recoupons. Ces transformations n’en sont qu’à leurs balbutiements.
Plus encore, nous devrons bientôt remercier d’autres acteurs de libérer le champ de la prospective : ce sont les politiques qui, élargissant les débats et généralisant les transitions énergétiques dans les différents pays, rendent les futurs plus « ouverts ». Ces incertitudes ou légitimes remises en question par la sphère politique valorisent des technologies, comme les EnR ou le nucléaire, que le marché n’aurait pas spontanément fait émerger.
Enfin, la contribution des économistes de l’énergie aux exercices de prospective s’attache à évaluer l’efficacité des différentes régulations du marché, des technologies, les jeux des acteurs. Pour ces derniers, l’exercice de prospective ne va pas assez loin. Prévoir l’évolution ou les ruptures dans les business models est déjà complexe. Il faut d’abord segmenter la chaîne de valeur de la meilleure façon. Ainsi, on a distingué des acteurs pour lesquels les économistes ont fait traditionnellement des études de comportement assez poussées selon qu’on se focalise sur le métier de producteur, de transporteur, de fournisseur ou plus récemment sur les consommateurs. Or, il se trouve que les consommateurs passent de la position de bout de chaîne à celle du haut de la chaîne de décision.
En effet, sur le plan direct, ils deviennent des « prosumers », des consommateurs actifs qui produisent et optimisent eux-mêmes leur énergie. La conséquence de cet activisme est l’innovation apportée par les acteurs traditionnels qui se préparent à offrir désormais des services au moindre coût plutôt que de l’énergie. Plaçant le consommateur en haut de la chaîne, l’exercice de prospective devra désormais déduire en premier lieu le réseau de distribution des besoins effectifs du consom’acteur.
L’outil de prospective doit être bottom-up… si on met le consommateur en bas. On entend encore trop de voix prétendant apporter un regard économique sur la politique énergétique nourri d’une vision jacobine.
Faire de la prospective en opposant énergies centralisées et décentralisées est dépassé. Il faut peut-être retourner la table et mettre le consommateur et ses besoins en haut. Pour construire une vision prospective adaptée aux temps modernes, l’observation des travaux des économistes de l’énergie conduit à considérer un nouveau cahier des charges de la modélisation prospective :
- partir des données de masse impactant la consommation, la temporalité et l’environnement ;
- s’appuyer sur la nouvelle puissance de calcul informatique pour traiter ces données ;
- intégrer les différents échelons territoriaux de gouvernance, sans préconçu sur la subsidiarité ;
- optimiser l’ensemble cout/équité/transparence et en déduire les régulations pertinentes.
A terme, l’équilibre entre l’économie d’échelle poussant les solutions centralisées et l’adéquation fine de la demande poussant le solutions technologiques et régulatoires décentralisées doit permettre une meilleure optimisation.
Ce cahier des charges est certes très global. Il s’agit de mettre en chantier les premières modélisations bottom-up. Dans un deuxième temps, l’approche académique des économistes questionnera la pertinence de l’approche et la comparera à la prospective traditionnelle.
Ainsi, le débat académique créera l’équilibre des méthodes. Ouvrons le chantier de l’auto-correction des prospectives.