Carburants de synthèse : une solution efficace pour le transport mais une disponibilité pour longtemps inférieure au besoin...

Daniel Iracane, Bernard Tardieu et Dominique Vignon

 

Daniel Iracane, Bernard Tardieu, Dominique Vignon sont membres du pole énergie de l'Académie des technologies (que préside Dominique Vignon).

L’énergie utilisée par nos sociétés est pour les trois quart d’origine fossile. Le secteur du transport est à lui seul responsable de 30% des émissions de CO2 dans le monde, dont un peu plus de 75% pour le secteur routier et environ 10% chacun pour les secteurs aérien et maritime, le ferroviaire ayant un impact marginal.

Ces secteurs du transport représentent non seulement un poids économique majeur mais sont surtout un élément structurant du fonctionnement de nos sociétés. Aussi, le défi de la décarbonation du transport est tout à la fois socioéconomique et technique.

Même si l’impact sur la manière de vivre la voiture sera significatif, le couple batterie et moteur électrique s’impose pour les véhicules individuels car cette solution est réalisable et efficace grâce au gain de rendement (de l’ordre d’un facteur 2,5) du moteur électrique sur le moteur thermique(1).

Il est possible de produire des voitures utilisant de l’hydrogène soit avec des moteurs thermiques brûlant l’hydrogène, soit avec des moteurs électriques alimentés par des piles à combustible transformant l’hydrogène en électricité. Mais le développement en masse de la voiture à hydrogène est discutable car l’hydrogène sera dans les prochaines décennies une ressource précieuse qu’il faudra utiliser en priorité dans les secteurs qui ne peuvent pas accéder à l’utilisation directe de l’électricité.

L’exemple de la voiture montre ainsi un enjeu majeur de la décarbonation : la nécessité de prioriser les solutions dans un contexte où les ressources énergétiques bas carbone seront insuffisantes dans les trois prochaines décennies.

L’électrification directe est justement difficilement exploitable pour les secteurs aérien et maritime qui nécessitent d’embarquer de grandes quantités d’énergie bas carbone avec une très forte densité énergétique (quantité d’énergie par unité de volume et de masse).

De l’intérêt du carburant liquide… « durable »

La solution du carburant liquide à laquelle nous sommes habitués est terriblement efficace du fait de sa densité énergétique élevée et grâce à la simplicité des manipulations et des stockages, de la production à la combustion. Il s’agit donc de passer des carburants liquides fossiles aux carburants liquides « durables ».

Ces carburants durables doivent être produits en associant du carbone et de l’hydrogène pour les combiner dans des réacteurs chimiques. Lors de leur utilisation par un avion en vol ou un navire en mer, l’utilisation de carburants durables émettra la même quantité de CO2 qu’un carburant fossile. Mais ces carburants sont considérés comme durables car le CO2 émis lors de leur combustion aura été préalablement extrait de l’atmosphère, soit par la biomasse, soit par des moyens technologiques. Ainsi, le bilan net carbone est pratiquement nul. C’est le principe de l’économie circulaire du carbone.

La production de ces carburants durables à partir de la biomasse, comme par exemple le bioéthanol injecté dans l’essence de nos voitures, est une solution efficace. Mais la biomasse est au carrefour d’usages à la fois nombreux et en conflit de priorité : préservation de la biodiversité, alimentation humaine et animale, compétitions entre secteurs économiques, etc. De ce fait, la production de ce biocarburant, dit de deuxième génération, est imposée dans un cadre réglementaire rigoureux en Europe. La mise en œuvre d’une industrie de production à grande échelle de biocarburants de seconde génération est maintenant urgente, mais ne pourra assurer qu’une à deux dizaines de pourcents du besoin des secteurs aériens et maritimes. Cette limite résulte(2) pour l’Europe des inventaires physiques disponibles et d’un taux de mobilisation hypothétique de 10% au profit de l’aviation, taux qui relève par nature d’un arbitrage politique sur la question complexe des compétitions d’usage de la biomasse. D’autres régions du monde comme l’Asie ou l’Afrique peuvent offrir un potentiel supérieur.

À terme, la solution majoritaire sera apportée par les carburants durables dit « de synthèse », produits à partir d’un CO2 extrait de l’air par des moyens technologiques et d’hydrogène produit par électrolyse à partir d’une électricité très bas carbone (renouvelable et nucléaire).

Les biocarburants et surtout les carburants de synthèse apparaissent donc comme la solution dominante pour le transport aérien et maritime du fait de deux avantages déterminants :

  • d’une part, le bilan carbone des carburants durables peut être dix fois plus faible que celui des carburants fossiles ; ainsi le bilan carbone par passager d’un vol Paris/New-York est ramené aux émissions par passager d’un trajet en voiture entre Paris et Bordeaux dans une voiture moyen de gamme avec deux personnes(3) ;
     
  • d’autre part, le carburant durable a les mêmes performances que le carburant fossile et ne nécessite aucune modification des infrastructures de distribution et des motorisations. Cette compatibilité de la solution de décarbonation avec les technologies de transport existantes est essentielle pour assurer une décarbonation économique et surtout rapide.

Limites et défis

Puisque les carburants de synthèse représentent la solution majoritaire, il convient d’en examiner les limites et les défis.

La production de carburant de synthèse passe par la capture de CO2. Le CO2 est présent en quantités sans limite dans l’atmosphère mais à un niveau de dilution faible (400 parties par million). Sa captation serait plus simple à partir des rejets industriels sidérurgiques ou cimentières, mais une telle solution ne permet pas de réduire suffisamment le bilan carbone puisque le CO2 des industries polluantes se retrouve in fine dans l’air.

Il faut donc affronter le sujet central de l’économie circulaire du carbone : prélever le CO2 dans l’atmosphère avant qu’il soit réémis lors de sa combustion. Les technologies correspondantes commencent à être industrialisées. Le coût énergétique associé à la captation du CO2 dans l’atmosphère est significatif mais n’est qu’une petite proportion (mois de 10%) de l’énergie requise par la production de l’hydrogène entrant dans la composition des carburants de synthèse.

La production d’hydrogène se fait aujourd’hui à partir de méthane fossile avec 10 kg de CO2 émis par kg d’hydrogène. La production d’hydrogène décarboné est possible par l’électrolyse de l’eau à condition de disposer d’une électricité décarbonée. Ainsi, un carburant de synthèse produit à partir d’une électricité dont l’empreinte carbone est de 20 gCO2/kWh permet un bilan carbone divisé par 10 par rapport à un carburant fossile. La production électrique française essentiellement nucléaire et renouvelable est proche de cet objectif avec une empreinte carbone de l’ordre de 35 grammes de CO2 par kWh en année normale(4). Par contre, la plupart des pays européens comme mondiaux ont un mix électrique dont l’empreinte carbone est largement supérieure à 200 gCO2/kWh, valeur pour laquelle les carburants de synthèse émettent au bilan plus de CO2 que les carburants fossiles.  

L’électricité doit être non seulement bas carbone mais disponible en quantités considérables pour être « stockée » dans les carburants durables. Or seulement deux outils sont disponibles pour surmonter ce défi, qui pourrait être qualifié de « mur de l’énergie » : les renouvelables et le nucléaire.

La décarbonation de la mobilité, mais aussi des autres secteurs de l’économie, exigera pour nos sociétés une augmentation de la production électrique qui devra presque doubler d’ici 2050. Cette électricité devra être de plus très bas carbone. En augmentant sa production renouvelable et en maintenant son parc nucléaire, la France disposerait dans la prochaine décennie de suffisamment d’électricité bas carbone pour déployer un premier palier industriel significatif permettant la production massive de carburant de synthèse pour l’aviation et le maritime. Un tel déploiement requiert une vision partagée et une coordination étroite entre la puissance publique, un spectre large d’acteurs industriels (énergéticiens, acteurs de la biomasse, fabricants d’électrolyseurs …) et bien sûr les clients du secteurs aériens et maritimes.

En Allemagne, la solution des carburants de synthèse est également évoquée pour le transport terrestre, en particulier par des industriels qui souhaitent maintenir les moteurs traditionnels à combustion interne du fait de leurs positions commerciales dans le domaine. Avec treize millions d’emplois en Europe(5) notamment en lien avec la motorisation thermique, on comprend l’importance des choix stratégiques qui s’imposent. Mais les limites de disponibilité de la biomasse et de l’électricité bas carbone évoquées ci-dessus ne permettent pas d’envisager une solution massive du type carburant de synthèse pour l’automobile qui, rappelons-le, représente les ¾ du besoin en carburant des transports. 

Au-delà de la question des ressources en électricité bas carbone, la production de carburant durable, et plus généralement la décarbonation de notre économie, est confrontée à un deuxième défi majeur : la chronologie du déploiement industriel. Un site industriel produisant 5% du besoin français en carburant pour l’aviation et le maritime correspond à un investissement de 5 milliards d’euros (dont la moitié pour les 3 GW d’électrolyseurs nécessaires) pour un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros par an et une emprise au sol de 1 km². Il est clair que le déploiement d’un tel nouveau secteur industriel à la bonne échelle est un défi majeur. Disposer dès le milieu de la prochaine décennie d’un premier palier industriel est nécessaire pour être au rendez-vous de 2050. Pour cela, il est nécessaire de prendre des décisions dans les toutes prochaines années.

L’ampleur du besoin en carburant durable est tel qu’il faudra envisager à la fois des stratégies de production domestique et des stratégies d’importation à partir de régions du monde disposant de ressources en biomasse ou d’électricité renouvelable massivement et économiquement accessibles. Cette délocalisation est possible car les carburants durables sont aussi faciles à transporter que les hydrocarbures traditionnels.

Grâce à son électricité décarbonée, le développement en France d’une filière de production massive de carburant durable présente des bénéfices déterminants. Outre le fait de permettre le respect des engagements de décarbonation, une telle production contribuera tout à la fois à la réindustrialisation du pays, à la richesse des territoires accueillant les sites de production, à l’amélioration de la balance commerciale par la diminution des importations d’hydrocarbure et enfin à l’amélioration de la souveraineté.

Sources / Notes
  1. Les lois de la physique limitent le rendement des moteurs thermiques à peu moins de 40% dans des conditions optimales d’utilisation. Ce rendement chute à moins de 20% en circulation urbaine, ce qui conduit à une moyenne d’environ 30%. Cela signifie qu’à peine 1/3 de l’énergie contenu dans le carburant est transformée en énergie mécanique. Ce n’est pas le cas pour les moteurs électriques dont le rendement atteint 90% dans toutes les conditions d’utilisation ; le rendement effectif de la mobilité électrique est cependant plus proche de 70% car il faut prendre en compte les pertes liées à l’acheminement de l’électricité jusqu’au moteur.
  2. Rapport de l’Académie des technologies sur « la décarbonation du secteur aérien par la production de carburant durable », février 2023.
  3. Un avion consomme un peu moins de 3 litres de kérosène par passager pour 100 km. Il produit (https://eco-calculateur.dta.aviation-civile.gouv.fr/) une tonne de CO2 par passager pour un aller-retour Paris New-York utilisant du kérosène fossile et 100 kg de CO2 sur le même avion utilisant du kérosène de synthèse. Dans le même temps, une voiture avec deux personnes voyageant 1 000 km émettra également environ 100 kg de CO2.
  4. La France exporte l’électricité propre qu’elle produit mais importe parfois de l’électricité carbonée produite par ses voisins, ce qui augmente l’empreinte carbone de sa consommation électrique à plus de 50 gCO2/kWh les années de forte importation.
  5. D’après le rapport 2022 de l'Association des constructeurs européens d'automobiles.

Commentaire

Serge Rochain

Solutions pour le très lourd, aviation et transport maritime. Peut-être aussi en concurrence avec les batteries pour le transport routier international de fort tonnage, niveau plus de 40 tonnes. Tout dépendra de l'évolution des batteries.qui ne laisse entrevoir en revanche aucune solution pour les deux autres postes consommateurs.dans un avenir prévisible.

Serge Maroie

Il ne faut pas être pessimiste sur une évolution rapide de cette technologie de captation du CO2, mais aussi relancer des pistes deje arrivées à maturité : production de biogaz, production d'alcool par la voie cellulose. Elles ont aussi un rôle important à jouer, surtout si on met en place une fiscalité de plus en plus dissuasive sur les carburants 100% d'origine fossile.
De grace ne mettons pas tous nos oeufs dans le même panier en ne privilégiant que la seule filière électrique.Cette dernière ne présente pas que des avantages et il faut faire émerger d'autres voies technologiques.

Daniel

Face au mur de l’énergie décarbonée, toutes les solutions devront bien sûr être déployées au maximum de leur capacité. Ceci inclut bien sûr les voies biogaz, lignocellulosiques, etc. L’inventaire mobilisable de biomasse permet de couvrir une part significative mais minoritaire du besoin. Il faut donc mettre l’effort en parallèle sur les filières biomasses et électriques qui présentent toutes des défis considérables compte tenu des quantités à mobiliser pour permette une décarbonation profonde.

Vincent

L'association électricité bas carbone nucléaire ou ENRI paraît séduisante surtout pour capter l'inutilité de production électrique du solaire et de l'eolien ?

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